L'ADN de l'Empire ressuscite : tant mieux !

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· La Russie n’a pourtant jamais été aussi démocratique
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Par Dominique Reynié, professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris.

Mieux vaut, comme la Chine, ne pas esquisser le moindre geste de démocratisation. Cela n’empêche pas de commercer avec l’Occident et cela vous épargne le désagrément des reproches en matière de libertés. On veut bien croire qu’à force de commercer la Chine finira par se libéraliser, mais on doute qu’à force de voter la Russie finira par se démocratiser. La principale critique que l’on peut adresser aujourd’hui à la Russie est d’imiter lourdement un état politique qu’elle n’a jamais connu et dont nous détenons l’étalon pur et parfait.

Pourtant, dans toute sa longue histoire, on ne voit pas à quel moment la Russie a été plus démocratique qu’aujourd’hui. Depuis toujours et jusqu’aux débuts des années 1990, les Russes n’ont balancé qu’entre le chaos et l’autoritarisme. À présent, de tout ce passé agité, émerge une période de mutation prometteuse, c’est l’ère Gorbatchev-Eltsine-Poutine.

Certains commentateurs laissent penser, voire affirment, que la situation s’est dégradée après Gorbatchev – celui que nous prenions pour un grand chef, mais qui n’aura été qu’un spectateur étonné – ou après Eltsine – cet autocrate brouillon que nous regardions comme un pochard sympathique. Depuis, Poutine serait responsable d’une dérive autoritaire. Fallait-il être naïf ou pressé d’avoir raison pour croire possible le triomphe soudain d’une société civile russe que Gorbatchev et Eltsine auraient libérée. Nous aurions été mieux inspirés de voir dans cette ébullition le démantèlement de l’État. Les Russes étaient livrés à eux-mêmes, pour le plus grand malheur des plus modestes d’entre eux pour lesquels il n’y avait qu’humiliation, misère et insécurité. Désagrégée, la puissance publique abandonnait le pays et ses immenses richesses à tous les clans mafieux auxquels elle était assujettie. Pour gouverner la Russie d’aujourd’hui, il faut certainement composer avec ces redoutables féodalités privées, mais elles sont nées de l’effondrement du communisme et elles ont prospéré sous l’œil du faible Gorbatchev.

Partout, l’ordre public est le premier devoir d’un État parce qu’il conditionne tout le reste. Sortie du communisme, la Russie s’engage dans cette œuvre fondamentale en choisissant un chemin proto-démocratique. Peut-on soupçonner l’existence de fraudes électorales en Russie ? Oui. Peut-on soutenir que le résultat du 2 décembre ne reflète pas la volonté des Russes ? Non. À la question de savoir si le «maître du Kremlin» – périphrase pour nous faire trembler – est populaire auprès de ses compatriotes, la réponse est oui, sans aucun doute. Qui prendra le risque d’affirmer qu’un autre parti, qu’une autre figure, aurait aujourd’hui les faveurs d’une population empêchée de faire prévaloir son choix véritable ?

Qu’est-ce donc qui nous déplaît tant dans ces résultats ? Ce ne peut être le niveau de la participation électorale : il est en forte hausse, de 56 % en 2003 à 62 % aujourd’hui. Avant le scrutin, les critiques assuraient que seul Russie unie, le parti de Poutine, accéderait à la Douma. Ce devait être la preuve du trucage. Mais ce sont finalement quatre formations qui ont su faire élire des représentants. Où donc est la cause de notre frustration ? Sont-ce les communistes, arrivés en deuxième position (11,6 %), qui ne sont pas assez nombreux ? Doit-on juger décevant le score des ultranationalistes de Jirinovski (8,2 %) ? Deux partis libéraux avaient les faveurs de l’Occident, l’un a obtenu 1 % des suffrages, l’autre 1,6 %.

Le point de vue des Occidentaux finit par devenir singulier : d’un côté, nous contestons la victoire du parti qui a pourtant rassemblé plus de 64 % des votes, tandis que, d’un autre côté, nous assurons que d’autres partis auraient dû triompher au motif qu’ils sont libéraux alors que, au total, les Russes ne leur accordent même pas 3 % de leurs suffrages !

Pour rendre compte de ces résultats, il ne suffit pas de souligner le fonctionnement autoritaire du régime ou le défaut de pluralisme dans les médias. Il faut se demander où en est la Russie.

Certes, les inégalités progressent, mais la pauvreté recule. Les Russes consomment plus et mieux que jamais. Le pays n’a pas été aussi stable depuis la chute du communisme. Il est redevenu une puissance internationale de premier plan et l’évolution de la question iranienne semble consacrer son triomphe sur la scène internationale. Indispensables au monde, puissants, plus riches et de nouveau en ordre, tels se voient les Russes avec Poutine. Ils lui attribuent une amélioration sensible de leurs conditions de vie et la restauration de la fierté nationale.

Les Russes en ont terminé avec le communisme, pas avec la demande d’État, ni avec le nationalisme ni avec l’ambition économique ou diplomatique, régionale ou planétaire. Comment pourraient-ils soutenir un processus, fût-il nommé démocratisation, qui produirait le démantèlement de leur puissance publique ? Ils veulent un pouvoir capable de contenir cette guerre civile oligarchique dont ils connaissent le prix. Si nous devons espérer que ce pays fera mieux demain, aujourd’hui il est inconséquent de vouloir l’isoler et présomptueux de le stigmatiser, de le prendre de si haut. Ah ! que de vertus politiques et morales nous attribuons-nous à nous-mêmes dans ces moments d’intransigeance ! Sommes-nous sûrs d’œuvrer ainsi utilement aux progrès de la démocratie dans ce pays ?