La sagesse qui nous manque ...;
Charles V
Le Louvre
2 octobre 1369 : remise de l'épée de connétable à Bertrand du Guesclin
Enluminure de Jean Fouquet (XVe siècle)Source : Bibliothèque nationale de France
http://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_de_France_(Jacques_Bainville)_-_Chapitre_VI
... Jean le Bon dut se porter à la recontre de l'envahisseur avec des troupes qui n'étaient ni mieux armées ni mieux instruites que celles de Crécy. Ces dix ans avaient été perdus dans le mécontentement et les dissensions. La France n'avait fait aucun progrès militaire. Sa seule armée, l'armée chevaleresque et féodale, se battit selon des principes qui ne valaient plus rien et recommença les fautes de Crécy. Cette fois le désastre fut complet. À Poitiers, le roi Jean, qui s'était battu en personne, la hache à la main, fut pris et emmené à Londres par les Anglais (1356).
La véritable couleur de ces événements a été gâtée par un conteur exquis et niais. Froissart ne s'arrête qu'aux coups d'estoc et de taille dont se « renlumine » son récit. La réalité ne fut pas si romanesque. Dans un pays où le désordre croissait depuis cinquante ans, la disparition du roi créa une situation révolutionnaire. Le dauphin Charles, nommé lieutenant du royaume, restait seul à Paris. Il devait, plus tard, être un de nos meilleurs souverains. C'était alors un très jeune homme, froid, d'aspect timide et chétif, précocement calculateur. Il n'eut pas d'autorité dans Paris, déjà grande ville tumultueuse. On vit alors tous les phénomènes de la « débâcle ». À la nouvelle de la catastrophe de Poitiers, on chercha les responsables. On accusa les nobles, c'est-à-dire les militaires. On cria à la trahison. Le dauphin ayant convoqué les états généraux, l'assemblée commença, comme toutes les assemblées en pareil cas, par nommer une commission d'enquête qui exigea l'institution d'un conseil de surveillance auprès du dauphin et des fonctionnaires publics, ainsi qu'un comité de l'armée chargé « d'ordonner pour le fait des guerres ». C'était une tentative de gouvernement parlementaire et, tout de suite, la politique apparut. Il y eut un parti navarrais aux états. Une des requêtes présentées par la commission tendait à mettre en liberté le roi de Navarre, illégalement détenu.
Les choses, ayant pris ce tour, devaient vite empirer. Aux requêtes des états, le dauphin avait répondu d'une façon dilatoire et demandé d'en référer à son père. Cependant la confusion s'aggravait dans le pays. Les Anglais et les Navarrais dévastaient les campagnes. Des bandes armées, les grandes compagnies, se livraient au brigandage. Paris, qui s'entourait en hâte de murs, s'emplissait de réfugiés, qui répandaient l'alarme et la fièvre. Plusieurs émeutes avertirent le dauphin qu'il eût à céder aux états généraux. Comme il disait plus lard : « Dissimuler contre la fureur des gens pervers, quand c'est besoin, est grand sens. » Il venait de rendre une ordonnance qui donnait satisfaction aux députés sur plusieurs points, sauf sur celui du roi de Navarre, lorsque le roi Jean fit savoir de Londres qu'une trêve étant signée avec l'Angleterre, il n'y avait plus lieu de voter les impôts proposés par les états ni, par conséquent, de tenir la session de Pâques. L'agitation de Paris s'accrut et, dès lors, Étienne Marcel se comporta en véritable chef révolutionnaire. Il fallait au mouvement l'appui d'un parti et d'un nom. Un coup de main délivra Charles le Mauvais qui, par la complicité du prévôt des marchands, vint à Paris et harangua le peuple. Cependant Étienne Marcel faisait prendre à ses partisans des cocardes rouges et bleues. Son plan était d'humilier le dauphin, de détruire son prestige et ce qui lui restait d'autorité. Un jour, s'étant rendu au Louvre avec une troupe en armes et suivi d'une grande foule, il adressa au dauphin de violentes remontrances. Puis, sur un signe du prévôt, les deux maréchaux, conseillers du jeune prince, qui se tenaient auprès de lui, furent assassinés sous ses yeux. Le dauphin lui-même, couvert de leur sang, fut coiffé par Étienne Marcel du chaperon rouge et bleu comme Louis XVI le sera un jour du bonnet rouge.
Ces scènes révolutionnaires, qui ont eu, quatre cents ans plus tard, de si frappantes répétitions, ne s'accordent guère avec l'image qu'on se fait communément de l'homme du Moyen Âge, pieusement soumis à ses rois. On sait mal comment le dauphin, captif d'Étienne Marcel, après la sanglante journée du Louvre, réussit à s'échapper de Paris. Ayant atteint l'âge de dix-huit ans, il prit le titre de régent et, réfugié en Champagne, il obtint l'appui des états de cette province. Ce fut le point de départ de la résistance. Beaucoup de députés aux états généraux, effrayés, avaient fui Paris. Ils tinrent à Compiègne une assemblée qui se prononça pour le régent, et lui accorda les ressources nécessaires pour lever des troupes moyennant la promesse de réformes. Aussitôt le dauphin commença l'investissement de Paris, Étienne Marcel ayant refusé de se soumettre.
C'était la guerre civile, la dispute pour le pouvoir. Elle éveilla des instincts éternels et « l'anarchie spontanée » éclata. Dans toute la région qui entoure la capitale, dans le pays de Laon, d'Amiens, de Beauvais, de Soissons, où le mouvement communal avait déjà revêtu, jadis, les formes les plus violentes, ce fut une terrible Jacquerie. Étienne Marcel accueillit avec joie, s'il ne l'avait provoquée, cette révolte paysanne et s'entendit avec ses chefs. Mais les Jacques, auxquels il prêtait la main, furent battus, presque par hasard, à Meaux. Charles le Mauvais lui-même, pour ne pas s'aliéner les nobles qui étaient dans son parti, s'associa à la répression et il y eut grand massacre des révoltés. Avec la Jacquerie, Étienne Marcel perdait un grand espoir. Il ne comptait plus que sur Charles le Mauvais auquel il donna le titre de capitaine général de Paris, mais qui, devenu prudent, négociait déjà avec le dauphin. En somme, l'effroi qu'avait répandu la Jacquerie rétablissait les affaires de la royauté. Paris, serré de près, manquait de vivres et commençait à murmurer. Ou murmura plus encore lorsque le prévôt des marchands eut appelé des Anglais dans la ville. Le parti royaliste, terrorisé par des massacres après la fuite du régent, releva la tête. Bientôt Étienne Marcel fut tué au moment, où, selon la légende, il plaçait lui-même les gardes qui devaient ouvrir les portes de la ville au roi de Navarre : la dernière ressource du chef révolutionnaire paraît en tout cas avoir été d'offrir la couronne à Charles le Mauvais. Étienne Marcel finit comme un traître.
Jean Maillart et les bourgeois parisiens qui avaient mené cette contre-révolution arrêtèrent les amnis du prévôt et envoyèrent les députés au régent qui reprit possession de la ville. On était en juillet 1358 : les troubles duraient depuis près de deux ans. Les traces en resteront longtemps dans les esprits. Lorsque le dauphin entra dans Paris, un bourgeois, selon le récit de Christine de Pisan, s'approcha et lui adressa des menaces. Le jeune prince empêcha qu'on lui fît du mal et se contenta de lui répondre d'un mot à, la Henri IV : « On ne vous en croira pas, beau sire. » Le futur roi Charles, qui allait devenir Charles le Sage, vivra sous l'impression de ces événements révolutionnaires comme Louis XIV vivra sous l'impression de la Fronde.
La royauté était rétablie dans sa capitale, mais la guerre civile n'avait pas arrangé les affaires de la France. L'état de guerre durait. Les campagnes, à la merci des Anglais, foulées aux pieds, se défendaient comme elles pouvaient : l'histoire du grand Ferré si connue, illustre la résistance du peuple à l'envahisseur, laisse pressentir Jeanne d'Arc. Les « compagnies », les brigands, les bandes navarraises ajoutaient aux calamités. Il fallait au royaume la paix d'abord. Celle qu'offrit Édouard III était telle (le vieil État anglo-normand en eût été reconstitué), que les états généraux autorisèrent le régent à la repousser. Alors Édouard III se prépara de nouveau à envahir la France et cette menace eut un effet salutaire : Charles le Mauvais lui-même eut honte de ne pas paraître bon Français et conclut un accord provisoire avec le régent, tandis que les milices pourchassaient les grandes compagnies. Édouard III, débarqué à Calais avec une puissante armée, se heurta partout à des populations hostiles, à des villes qui s'enfermaient dans leurs murs. Il parut devant Paris et les Français se gardèrent de lui offrir la bataille. Las de battre un pays désert, Édouard III, craignant un désastre, rabattit de ses exigences. On signa en 1360 le traité de Brétigny qui nous laissait la Normandie mais nous enlevait tout le Sud-Ouest jusqu'à la Loire. Le tribut de guerre, dit rançon du roi Jean, fut fixé à trois millions d'écus d'or payables en six annuités. Invasion, démembrement du territoire, indemnité écrasante : tel fut le prix du « butin » qui avait commencé aux dernières années de Philippe le Bel pour s'épanouir dans les révolutions de Paris.
La nation française avait payé cher cinquante ans d'insubordination et de désordre. Comment se relèverait-elle? Par les moyens contraires. Le roi Jean, délivré, vécut encore quatre ans qu'il passa à nettoyer le pays des brigands qui l'infestaient. Quand son fils Charles lui succéda (1364), il s'en fallait de beaucoup que cet ouvrage fût fini. Un grand règne de réparation et de restauration commençait. Charles V, qui fut surnommé le Sage, c'est-à-dire le savant, celui qui sait, n'est pas un personnage de Froissart. Il est dépourvu de panache. Il vit comme vivra Louis XI, renfermé. Il calcule, médite, thésaurise, il suit un plan, c'est un constructeur, l'homme dont la France a besoin. Il pansera ses plaies, il la remettra à son rang en moins de vingt années.
Son idée elle n'est pas difficile à saisir. La France ne peut pas se résigner au traité de Brétigny ou bien elle renonce à vivre. Il faut que l'Anglais sorte du royaume ou bien il finira par en devenir le maître. Pour le chasser, deux conditions nécessaires : une armée d'abord, une marine ensuite. D'armée, Charles V n'en a pas. Il est si loin d'en avoir une que son célèbre et fidèle connétable, Du Guesclin, n'a été d'abord que le capitaine d'une de ces bandes qui guerroient un peu partout. Le roi s'attache Du Guesclin, rallie par lui quelques-unes des grandes compagnies, en forme peu à peu des troupes régulières. Les Navarrais, toujours poussés en avant par l'Angleterre, sont battus à Cocherel : petite victoire, grandes conséquences. Le roi de Navarre comprend qu'il n'a plus rien à espérer, que l'ordre revient que le temps des troubles est fini. Charles le Sage transige avec Charles le Mauvais, en attendant mieux. Il transige partout, selon sa maxime qu'il faut savoir céder aux gens pervers. Il transige même avec les aventuriers irréductibles des grandes compagnies. Du Guesclin, par un trait de génie, conduit les réfractaires en Espagne, à la solde d'Henri de Transtamare, pour combattre Pierre le Cruel soutenu par les Anglais. Après des péripéties nombreuses Henri de Transtamare l'emportera et sera un utile allié de la France.
Pour libérer le territoire, il n'y avait qu'un moyen et Charles V, sage et savant homme de la réflexion et des livres, le comprit. C'était que l'Anglais ne fût plus maître de la mer. Dès que les communications entre l'île et le continent cesseraient d'être assurées, les armées anglaises, dans un pays hostile et qui supportait mal leur domination, seraient perdues. Créer une marine : œuvre de longue haleine, qui veut de la suite, de l'argent, et il a toujours été difficile d'intéresser le Français terrien aux choses de la mer. Charles V prépara de loin notre renaissance maritime et comptait, en attendant, sur la flotte de ses alliés d'Espagne. Encore le succès supposait-il que l'Angleterre négligerait la sienne. On ne s'expliquerait pas la rapidité de la revanche prochaine si l'Angleterre, à son tour, n'avait fléchi. Sur la fin du règne d'Édouard III, elle s'est fatiguée de son effort. Son régime parlementaire, déjà né avec la Charte des barons, s'est développé. La Chambre des Communes est séparée de la Chambre des Lords, elle a des sessions régulières, comme en voulaient nos états généraux, et les Communes, de moins en moins volontiers, votaient des taxes pour la guerre. Au chancelier qui leur demandait si elles voulaient la paix perpétuelle, les Communes répondaient : « Oui, certes. » L'Angleterre se relâchait de sa vieille ténacité.
Alors, ayant noué des alliances de terre et de mer, Charles V écouta l'appel des populations cédées et dénonça le traité de Brétigny. La campagne, menée par Du Guesclin, consistait à user l'ennemi, usure qui devint plus rapide quand la flotte anglaise eut été battue et détruite par les Espagnols devant La Rochelle. Les conditions de la lutte changeaient. Des corsaires français ou à la solde de la France inquiétaient les convois et parfois les ports de l'ennemi. Édouard III, alarmé, voulut frapper un coup, mais il lui fallut un an pour envoyer en France une nouvelle armée. La consigne fut de lui refuser partout le combat, de ne pas retomber dans les fautes de Crécy et de Poitiers. Cette armée anglaise allait à l'aventure, cherchant un adversaire qui se dérobait. Elle alla finir, exténuée, presque ridicule, à Bordeaux, tandis que château par château, ville après ville, les provinces du Sud-Ouest étaient délivrées. Charles V eut d'ailleurs soin d'entretenir leur patriotisme par l'octroi de nombreux privilèges. Il usa en particulier de l'anoblissement, l'étendit et le facilita, car il va sans dire que la noblesse n'a jamais pu se recruter que dans la roture, comme le militaire se recrute dans le civil.
Édouard III, découragé, finit par accepter des pourparlers de paix. Charles V voulait l'évacuation complète du territoire, sans oublier Calais. L'Angleterre refusa et la guerre reprit. Le roi de France avait profité de cette trêve pour réaliser son grand projet : la création d'une marine. On chercherait en vain ailleurs que dans nos ouvrages spéciaux des renseignements sur cette partie essentielle de l'œuvre de Charles le Sage. « Pour avoir de l'argent, il usa de tous les moyens, menaça, flatta les états généraux, conduisit lui-même les députés visiter les navires et établissements pour les intéresser au développement de sa marine; il eut les fonds qu'il voulut et les employa avec une stricte économie, un sens précis de l'objectif à atteindre » dit M. Tramond dans son Manuel d'histoire maritime de la France. Peu de lignes éclairent mieux sur le caractère éternel de l'art de gouverner. Charles le Sage, pour donner aux Français le gens de la mer, n'a pas procédé autrement qu'on ne ferait de nos jours.
Si Charles V avait vécu dix ans de plus, il est probable que Jeanne d'Arc eût été inutile : il n'y aurait plus eu d'Anglais en France. À la fin de son règne, les rôles étaient renversés. Nos escadres, commandées par l'amiral Jean de Vienne, émule sur mer de Du Guesclin, ravageaient librement les côtes anglaises. Nos alliés espagnols entraient jusque dans la Tamise. En France, les Anglais ne possédaient plus que Bayonne, Bordeaux et Calais. Leur expulsion complète n'était plus qu'une question de temps, car leurs affaires intérieures allaient mal. Édouard III et le Prince Noir étaient morts. Richard II avait treize ans et sa minorité devait être tumultueuse : déjà Wiclef avait annoncé la Réforme, le commerce souffrait et une Jacquerie, plus terrible que celle qu'on avait vue chez nous, allait venir. Mais il semblait que la fortune fût lasse d'être fidèle à la France, comme elle l'avait été pendant trois cents ans. Par la mort de Charles le Sage (1380), nous allions retomber dans les faiblesses d'une minorité suivie d'une catastrophe, épargnée jusque-là à la monarchie capétienne : à peine majeur, le roi deviendrait fou.
Avant de raconter ces événements et pour en faciliter l'intelligence, il faut préciser quelques points de la politique de Charles V. Il avait pris le royaume dans un état révolutionnaire. Il y avait rétabli l'autorité royale à force d'habileté. Pendant quelques années, les états généraux avaient été à peu près les maîtres. Charles V les écarta doucement, tout en gardant pour la monarchie l'organisation financière qu'ils avaient mis le sur pied. Pour dire brièvement les choses, les états généraux avaient voulu donner un caractère régulier à l'impôt voté par eux. Les « aides » perdaient ainsi leur caractère de droit féodal réclamé par le roi comme seigneur dans son domaine et comme suzerain dans le reste du royaume. Les aides, grâce aux réformes demandées par les assemblées, tendaient à devenir des taxes d'État. Charles V garda la réforme, la rendit permanente, espaça puis écarta les états généraux qui auraient pu défaire ce qu'ils avaient fait. Il fallait, pour réussir un pareil escamotage, sa patience, sa subtilité, et aussi le prestige d'une gestion économe : les millions du Trésor qu'il laissa en mourant valaient tous les contrôles aux yeux de la bourgeoisie française. Ce progrès de l'administration était à la base de notre revanche sur les Anglais. Il était fragile. Une mauvaise politique l'aura vite compromis, et les circonstances allaient se conjurer pour nous rejeter dans le désordre.