Pierre-André Taguieff, "Wagner contre les juifs" : "Quiconque désire comprendre le national-socialisme, doit d'abord connaître Wagner" HItler

http://parutions.com/index.php?pid=1&rid=4&srid=7&ida=14430


Pierre-André Taguieff   Wagner contre les Juifs
Berg International 2012 /  22 € - 144.1 ffr. / 400 pages
ISBN : 978-2917191385
FORMAT : 17 x 26 cm
Imprimer

Un lieu commun sur Richard Wagner voudrait que Das Judenthum in der Musik (1850), son laborieux factum antisémite, récupéré par la propagande nazie et enseigné sur les bancs du IIIe Reich, ne soit qu’un accident de parcours qu’il convient d’écarter d’un geste dégoûté pour mieux célébrer l’immense artiste. Un lieu commun inverse veut qu’Adolf Hitler – qui l’a laissé entendre – n’aurait pu jouer les rédempteurs aryens s’il n’avait voué un culte à Wagner, dont l’antisémitisme transpire dans le Ring et dans cette allégorie du génie populaire allemand qu’est Les Maîtres chanteurs. «Quiconque désire comprendre le national-socialisme, dira d’ailleurs Hitler à Rauschning, doit d’abord connaître Wagner». À la suite d’Adorno et au nom de l’antifascisme, il semble qu’on en soit venu à soutenir l’inverse : que le nazisme était en germe dans Parsifal. Comme disait Thomas Mann, «il y a beaucoup de Hitler dans Wagner». Les représentants de la «musique dégénérée» s’en feront l’écho en rejetant les codes wagnériens, voire en les tournant en dérision : c’est à Hindemith, honni par le Reich, que l’on doit l’irrévérencieux Prélude du Hollandais volant joué à vue par un orchestre thermal de second rang à 7 heures du matin.

Outre sa froide objectivité, le mérite de Pierre-André Taguieff, dont l’ouvrage fait d’emblée figure d’étude de référence, est d’introduire complexité, ambiguïté et lucidité dans ces schémas réducteurs dont il est si ardu de s’extraire (Daniel Barenboïm, qui le premier a dirigé Wagner en Israël, en sait quelque chose). Instructeur impartial, il commence par réunir les pièces du dossier. Les œuvres doctrinaires du maître occupent une centaine de pages dans une traduction neuve d’Anne Quinchon, pourvues d’un copieux appareil critique. Tout chercheur devra désormais s’y référer. Surprise : cet ensemble est loin de se résumer à Das Judenthum in der Musik et forme bel et bien un corpus antisémite, lequel connaît une crispation paranoïaque jusqu’à l’ultimeConnais-toi toi-même (1881), péroraison racialiste sur l’«instinct allemand» s’achevant par l’évocation du «danger qui nous menace». S’il fallait s’en tenir à l’essai fondateur de l’antisémitisme wagnérien, il paraîtrait anecdotique et incohérent : simple machine dirigée contre Meyerbeer, Wagner n’osant pas déboulonner Mendelssohn, qui n’avait plus de juif que le nom. À cette époque, Wagner fréquente d’ailleurs des Juifs libéraux de haut lignage, dont il ne fait que chicaner l’«utilisme» – par opposition à l’idéalisme allemand –, soulignant tout de même leur inaptitude congénitale à la langue de Goethe.

En France, l’appréciation de ce pensum a été faussée par une traduction erronée : Judenthum ne signifie pas «judaïsme» – l’aspect religieux du problème n’intéresse pas Wagner –, mais plutôt «judaïcité», voire «juiverie». L’opuscule n’a donc rien à voir avec l’archaïque antijudaïsme luthérien : il pose au contraire une des premières pierres de la pensée Völkisch. Suite aux réactions indignées qu’il a suscitées, on voit Wagner s’enfermer dans une causalité conspirationniste, convaincu d’avoir touché juste en désignant la «persécution juive» qui ne manque pas de le poursuivre et dont il se plaint plus crûment en privé, ainsi que son épouse Cosima l’a pieusement consigné. Près de vingt ans plus tard, Wagner enfonce le clou en republiant son pamphlet augmenté d’«éclaircissements» : les Juifs, dans son esprit, sont l’incarnation d’une modernité dégénératrice et mercantiliste liée à la race. D’où la vision crépusculaire, en 1878, d’une «victoire du monde juif moderne», qui le relie au courant des anti-Lumières décrit par Sternhell.

Wagner s’amuse d’ailleurs du double sens de modern, qui signifie «pourrir»… Pas d’autre moyen, pour se prémunir contre cet «enjuivement» (Verjüdung), que l’assimilation intégrale, hélas chimérique, ou «l’expulsion violente de l’élément étranger qui nous mine». En filigrane, l’intuition que l’«esprit juif» – dont il perçoit le travail d’érosion jusque chez Schumann – est plus à craindre que les Juifs eux-mêmes, idée qui conduira son gendre, le néfaste Houston Chamberlain, à écrire en 1899 : «Un homme peut, sans être du tout israélite, devenir très rapidement juif : il en est, pour cela, qui n’ont qu’à fréquenter des Juifs.» On voit où cela mène.

Le pessimisme décadentiste du dernier Wagner doit beaucoup à sa fréquentation de Gobineau. On touche là, dit Taguieff, aux limites de l’antisémitisme wagnérien, qui n’a fait que fantasmer, en forgeant les mythes de Siegfried ou Parsifal, un idéal de régénération des peuples européens. «Wagner, dira Nietzsche, n’a médité aucun problème plus intensément que celui du salut». Ses héritiers sauront donner une traduction concrète à ces images. La destruction des Juifs d’Europe fut tout autant la conséquence de la folie hitlérienne que l’aboutissement d’une lignée de ratiocinateurs empêtrés dans le dénouement d’une spécieuse «question juive». Laquelle fut donc tranchée, comme le nœud gordien, par le glaive. Au-delà de Wagner, Taguieff dresse ainsi une généalogie de l’antisémitisme allemand de Fichte à Hitler, en passant par Marr, Dühring et Chamberlain. Wagner s’y distingue moins par la nouveauté que par sa stature. Citer l’auteur duRing sera désormais, pour les idéologues racistes, un gage de grandeur d’âme ; ce n’est pas par hasard que l’expression «démon plastique du déclin de l’humanité» fera florès sous la plume de Rosenberg et de Goebbels.

Wagner reste surtout comptable de son influence sur le fameux «cercle de Bayreuth», aveuglément porté à considérer ses contradictions comme vérités révélées. «Il faut réaffirmer que Wagner et son œuvre n’appartiennent pas aux nazis», mais que «l’antisémitisme marque cependant d’une tache politique indélébile l’héritage de ce génie poético-musical», conclut Taguieff. L’art et l’idéologie ne font pas bon ménage, le XXe siècle l’a suffisamment prouvé ; il revient à Wagner d’avoir distillé ce mélange toxique et fumeux.


Olivier Philipponnat
( Mis en ligne le 06/03/2012 )

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire