Anne-Marie Delcambre : Islamophilie et culpabilité

Depuis plus de vingt ans, beaucoup d’intellectuels européens –religieux et laïcs- éprouvent une réelle attirance pour l’islam. On peut parler de véritable islamophilie.


C’est ainsi qu’on «redécouvre» la civilisation de l’islam, on exalte sa mystique, on vante sa tolérance... En revanche on dénonce le matérialisme de l’occident, son amour de l’argent, sa pornographie, sa technique inhumaine. On va même jusqu’à estimer que nous devrions nous inspirer de la sagesse et de la spiritualité musulmanes, nous y trouverions des réponses pour combler le vide intellectuel et spirituel de notre pauvre Occident.

Innombrables sont les témoignages d’intellectuels, principalement français, en faveur de l’islam. À tel point que Jacques Ellul, en 1991, pouvait écrire «Restait quand même pour moi la question insoluble: comment des générations d’intellectuels arabisants avaient-ils pu se tromper de façon radicale au sujet de l’islam, en le présentant comme une terreur et une menace? (…) Il y a là un mystère de création d’opinion publique durable mais tenue aujourd’hui pour complètement fausse, que je n’ai jamais vu expliqué ni même abordé.».

Si cet éminent savant, d'origine maltaise et de confession protestante, se disait bouleversé par l’islamophilie grandissante, c’est qu’en tant que juriste, il connaissait parfaitement le danger que représente la fixité des textes dans cette religion si juridique qu’est l’islam, et il n’oubliait pas les statuts d’infériorité réservés aux non musulmans en terre d’islam, «comparables à ceux du serf au Moyen Age». Il pensait même que l’islam n’était pas étranger à l’introduction dans le christianisme de l’idée de guerre sainte, c’est-à-dire la conception que la guerre peut être bonne. Effectivement, quand on remarque l’énorme distance entre les textes des Evangiles et certains textes du droit canon de l’Eglise catholique romaine, on peut être fortement tenté de penser qu’il y a eu «Subversion du Christianisme» et Jacques Ellul a peut-être raison de croire que l’islam n’y est pas totalement étranger. Parallèlement à son chapitre consacré à l’islam dans «Subversion du Christianisme» écrit en 1983, ce «grand dérangeur» qu’était Jacques Ellul, écrivait la préface au livre très documenté de Bat Ye’or sur le problème des dhimmis «The Dhimmi. Jews and Christians under Islam» (conditions des juifs et des chrétiens vivant dans une société musulmane). Ce que pensait Jacques Ellul, c’est que le monde musulman n’avait pas évolué dans sa façon de considérer le non-musulman «Nous sommes avertis par là de la façon dont seraient traités ceux qui y seraient absorbés» écrivait-il. Et il ne craignait pas, lui le théologien spécialiste des religions, de présenter l’islam «comme une religion totalitaire fondée sur la notion de Droit divin à caractère non-évolutif». Le message de Jacques Ellul aboutit à prôner une certaine prudence vis-à-vis d’une religion dont les textes conduisent à privilégier la guerre, quand les conditions sont jugées favorables.
Or, paradoxalement, une sorte de cécité a atteint nos intellectuels en Occident. S’ils savent encore lire les textes archaïques de la religion catholique et les dénoncer avec virulence, en revanche s’agissant d’islam, les textes les plus rétrogrades ne suscitent aucune réaction. Au point qu’un éditorialiste du quotidien espagnol de centre gauche El Pais, repris dans le courrier international n° 734 du 25 Novembre au 1er Décembre 2004, Hermann Tertach, ne craint pas d’écrire que l’Europe occidentale fait preuve d’une tolérance béate. Elle fait tout son possible pour que les immigrés musulmans ne renoncent pas à leur identité et à leur culture. Toute mesure n’allant pas dans le sens de cette louable intention est aussitôt jugée raciste et xénophobe. Les élites européennes prônent la tolérance y compris envers les intolérants. Pour ces élites, commente l’éditorialiste, les populations musulmanes finiront par s’intégrer et elles sont porteuses d’une pluralité culturelle qui ne peut qu’enrichir nos sociétés européennes. Que les jeunes musulmans des banlieues représentent le fer de lance de l’antisémitisme européen ne les préoccupe guère. Ces jeunes immigrés sont défavorisés et tout le monde sait que les Juifs sont de gros capitalistes exploiteurs liés à l’Amérique et à Israël! Qu’il y ait dans des pays européens des quartiers où la constitution nationale s’applique moins que la loi islamique (Charî’a), cela ne les empêche pas de dormir. Que l’on rencontre de plus en plus de femmes voilées, de femmes battues, cela importe peu. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel, pourtant peu suspect de xénophobie, publiait en octobre 2004 un dossier accablant sur les mauvais traitements subis par les femmes musulmanes en Allemagne. Mais les intellectuels, à force d’avoir répété pendant tant d’années que toutes les idées étaient bonnes, pouvaient-ils réagir, surtout contre une religion aussi chérie et défendue par leurs écrits.

Une alliance s’est d’ailleurs créée, depuis un certain temps, entre chrétiens et laïcs qui se disent athées, pour défendre l’islam, la religion du pauvre et de l’opprimé!

Il aura fallu, semble-t-il, l’assassinat du cinéaste Théo Van Gogh, le 2 novembre 2004, à Amsterdam, pour que certains se réveillent et que ce grand mensonge, cette alliance commencent à se fissurer.

Ceci d’autant plus que cette islamophilie a pour contrepartie une judéophobie de plus en plus visible, laquelle ne s’exerce pas directement, mais à travers le sionisme qu’il est devenu politiquement correct de dénoncer! En fin de compte ce sont les Juifs qui font les frais de cette islamophilie dénoncée par Jacques Ellul. Ils sont les victimes de cette alliance contre nature qui s’établit automatiquement, dès qu’il s’agit de l’islam, entre chrétiens et laïcs d’extrême gauche.

Pour comprendre une si étrange alliance, il est nécessaire de se pencher sur la nature de cette islamophilie. C’est alors seulement qu’on pourra en connaître les raisons.
L’islamophilie émane en tout premier lieu des milieux catholiques.

Un des principaux responsables de cette islamophilie est incontestablement le grand orientaliste Louis Massignon. C’est lui qui a encouragé l’élan de curiosité et de sympathie pour le monde arabe et pour l’islam. Massignon admirait le travail de Lyautey sur le plan politique et aimait le zèle missionnaire du père de Foucauld. Sans doute y avait-il chez Massignon la nostalgie des vertus chevaleresques dont la France démocratique et laïque du début du vingtième siècle semblait, à ses yeux, quelque peu dépourvue. L’attirance pour l’islam avait malheureusement chez lui pour contrepartie un certain mépris pour les Juifs et le judaïsme. Massignon fut antisioniste. Il traversa dans les années trente, une courte crise d’antisémitisme dont il se reprit. Mais il trouvait injuste l’installation en Terre sainte des Ashkénazes, insuffisamment croyants et «sémites» à ses yeux. La prise de Nazareth par les sionistes le consterna. Dans ses dernières années, il prit la défense des Algériens avec une vigueur qui ne pouvait que lui attirer la sympathie des musulmans.

Or, Massignon et sa thèse sur le fameux mystique musulman Hallaj, exécuté en 922, ont eu sur les intellectuels chrétiens et musulmans une énorme influence. Massignon compare Hallaj à la figure du Christ. Il opère un rapprochement entre Fatima, la fille du Prophète, et la Vierge Marie et surtout, il affirme que l’islam est une religion abrahamique. Les élucubrations mystiques de Massignon seront dénoncées par certains, comme Claudel, qui voyait dans le texte de Massignon de 1929 «Prière pour Sodome», «un prodigieux amas de foutaises». Mais si pour quelques-uns de ses contemporains, Massignon paraît étrange, surtout lorsque marié et père de famille, il demande à devenir prêtre melkite, selon donc le rite oriental, ce sont néanmoins ses idées qui seront retenues pour les passages relatifs aux musulmans, par le concile Vatican II.

On ne saurait s’étonner que la littérature sur l’islam qui s’est développée après le Concile, pousse encore plus loin l’islamophilie. Massignon voyait l’islam comme un «schisme abrahamique». Or, les catholiques du vingt et unième siècle ont un enthousiasme délirant pour la religion de «l’Autre»; la foi est sans frontière et la poussée affective en faveur de l’islam ne connaît plus de mesure. Il faut aimer les musulmans d’un amour sans limites. La littérature catholique qui va en ce sens est dépourvue de bases solides scientifiques. Il suffit d’aimer, c’est ce qu’elle ne cesse de répéter avec une rare inconscience, prenant à la lettre la phrase de Saint Augustin «Aime et fais ce que tu veux».

Faut-il renvoyer aux nombreux ouvrages de pères blancs, en particulier, dont on se demande pourquoi ils ne sont pas encore musulmans, mais ils ignorent sans doute ce que dit le Coran concernant les chrétiens (sourate 9, verset 30 «qu’Allah les tue!»), car cette islamophilie n’est absolument pas payée de retour. Les musulmans ne sont en rien attirés par le christianisme qui leur paraît une religion dépassée par l’islam, faussée et antinaturelle. De plus, le polythéisme catholique avec la Trinité est une abomination, le seul crime qui ne puisse être pardonné par Allah!

Quand on regarde dans les librairies la littérature favorable à l’islam dit Alain Besançon , elle est le plus souvent écrite par des prêtres catholiques disciples de Massignon ou influencés par ce grand orientaliste. Or, leur attirance pour l’islam dérive de plusieurs sentiments.

C’est tout d’abord le fait que «ces ecclésiastiques, affolés par le refroidissement de la foi et de la pratique en pays chrétiens, particulièrement en Europe, admirent la dévotion musulmane. Ils s’émerveillent de ces hommes qui, dans le désert ou dans un hangar industriel de France, de Belgique ou d’Allemagne, se prosternent cinq fois par jour pour la prière rituelle. Ils estiment qu’il vaut mieux croire à quelque chose que de rien croire du tout (…) Ils confondent foi et religion». En fait, les ecclésiastiques catholiques assistent impuissants à la déchristianisation de l’Europe. Ils voient les églises quasiment vides et, en revanche, ils constatent que les mosquées sont pleines, même si ces mosquées sont des caves, des bâtiments sordides. Et les églises aux trois quarts vides, cette laïcité triomphante de l’occident, le mépris du religieux, tout cela est devenu insupportable pour les prêtres catholiques, dont certains s’adaptent mal au monde moderne, d’autant plus que leur célibat les marginalise et les accusations récentes de pédophilie rendent ce célibat suspect. Mal perçus par la société laïque individualiste, ils éprouvent de la sympathie pour l’islam communautariste où tous se sentent très proches, là «les croyants sont des frères»! Mais ils oublient un peu vite ou ils ne savent pas que «Le musulman est le frère du musulman», pas le frère du non musulman!

La deuxième raison de cette islamophilie des prêtres catholiques, réside dans «la haute place que prend Jésus et Marie dans le Coran, sans qu’ils fassent attention que ce Jésus et cette Marie sont des homonymes qui n’ont de commun que le nom avec le Jésus et la Marie qu’ils connaissent». Ce dernier point est grave, souligne Alain Besançon «parce qu’il perturbe la relation entre chrétiens et juifs». Car pour les prêtres catholiques, les musulmans paraissent «meilleurs» que les juifs, puisqu’ils honorent Jésus et Marie, ce que les juifs ne font pas. Et là, judaïsme et islam sont comparés, avec un avantage pour l’islam.

Avantage accentué par le fait que le judaïsme paraît plus fermé. L’islam est plus universaliste, il s’adresse à tous les peuples et ne conçoit de privilège pour aucun. Tout au plaisir de se rapprocher de «ses frères musulmans», le catholique s’éloigne insensiblement des adeptes de la Bible juive, leur reprochant implicitement d’être restés entre eux, de n’avoir pas accepté la venue du Messie. Reproche non dit, jamais avoué, mais qui pèse sur les relations judéo-chrétiennes, il ne faut pas se leurrer.

La deuxième source d’islamophilie est constituée par les intellectuels laïcs, souvent athées, politiquement d’extrême gauche. Ce sont des tiers-mondistes impénitents qui sont dans la repentance et la culpabilité permanentes. Ils battent leur coulpe parce qu’ils estiment être du côté des Blancs colonialistes, exploiteurs. Ils sanglotent et demandent pardon mais en plus ils ont décidé de réparer; de réparer le mal causé par les croisades, réparer l’injustice d’avoir ignoré la grandeur de l’islam. Alors, de la part de ces intellectuels, on assiste à une réécriture du passé, de l’histoire, entièrement favorable aux musulmans. Plus question de critiquer, d’ironiser. Il faut rendre leur fierté aux peuples humiliés, présenter leur religion de manière positive. On parle de l’islam des lumières, de religion de paix, d’amour et de tolérance. On «redresse» la situation, en ce qui concerne les conquêtes musulmanes qui auraient été tout à fait pacifiques. Les coupables, ce sont les Européens avec leur esprit de conquête, d’abord les croisades puis la colonisation. Le jihâd n’est plus appelé «guerre sainte», mais simplement combat spirituel contre soi-même.

La question qui se pose est alors la suivante: pourquoi l’opinion publique est-elle disposée à accepter cette «désinformation» contraire au bon sens , comme allant de soi?

Une première explication est la présence dans ces pays européens de millions de musulmans. Ils vont rester, ils vont devoir s’intégrer. Alors il faut absolument trouver tout le positif de la situation. Les sociétés occidentales sont des sociétés vieillissantes, la jeunesse musulmane est un apport qu’il faut prendre en considération et apprendre à aimer. D’autre part, ces sociétés occidentales sont des sociétés qui ont fait appel à une main-d’œuvre nécessaire pour les travaux pénibles que les Européens ne veulent plus faire. Du point de vue économique, on ne peut les ignorer et ils nous donnent mauvaise conscience. Les occidentaux, s’ils sont chrétiens, se sentent doublement culpabilisés. Ils se rappellent qu’il faut accueillir l’étranger «Tu traiteras l’étranger comme l’un des tiens», surtout l’étranger le plus pauvre, car les chrétiens se veulent charitables. Culpabilité économique doublée d’une culpabilité religieuse. Cette culpabilité religieuse est d’autant plus légitime que le Pape lui-même a fait acte de repentance, battant sa coulpe pour ce qui s’était produit dans le passé.

La deuxième explication c’est que cette islamophilie tente de faire oublier la légende noire de l’islam, la mauvaise image renvoyée par le miroir de l’occident chrétien concernant cette religion. Malheureusement, en même temps chemine la tentation non avouée de réduire notre culpabilité envers le peuple juif, d’effacer l’horrible passé de la Shoah, la mémoire de l’Holocauste. En effet, les chrétiens islamophiles deviennent amis des musulmans et ennemis des Israéliens. On se libère de la culpabilité engendrée par le génocide de la Shoah en traitant les Juifs sionistes de persécuteurs. C’est ainsi que certains milieux chrétiens constituent les Palestiniens en figure substituée du Juif persécuté, qui a pour fin d’effacer les fautes commises au temps du nazisme. De plus, faire des Juifs sionistes les nouveaux nazis, permet de s’adonner tranquillement à une islamophilie d’autant plus grande que du point de vue religieux ne se sont pas effacées de la mémoire collective catholique ces expressions: «les Juifs, peuple déicide» et «hors de l’Eglise point de salut».
Personne, depuis le Concile de Vatican II, n’oserait traiter les Juifs de peuple déicide, mais les chrétiens ne craignent aucunement de traiter les responsables israéliens de bourreaux. Et ils peuvent donc dénoncer l’arrogance sioniste, main dans la main avec les islamo gauchistes. Et c’est ainsi que cette étrange alliance s’explique par la culpabilité que les uns et les autres éprouvent vis-à-vis des musulmans certes, mais aussi vis-à-vis des Juifs, et en fin de compte ce sont les Juifs qui paient l’addition, et font les frais de cette islamophilie. Car les islamophiles de tous bords ferment les yeux sur les propos antisémites des musulmans, en rendant responsable la politique israélienne et en excusant ce nouvel antisémitisme du fait de la faiblesse économique de ces populations musulmanes défavorisées. Un «rap» qui circule sur Internet et qui a pour matière «Nique les Juifs» en est un excellent exemple. C’est un groupe de jeunes de 12 -13 ans, mais on peut se demander «Qui tire les ficelles»?
Une collègue, professeur d’italien, Véronique Lippmann, m’écrivait à propos de cette islamophilie «béate» qui ferme les yeux sur les propos antisémites des jeunes musulmans: «cette islamophilie béate n’hésite pas en revanche à dénoncer les actes antisémites lorsqu’ils sont commis par l’extrême droite, comme pour se dédouaner, ce qui lui permet de rappeler en même temps que les musulmans sont aussi victimes de l’extrême droite. Comment ensuite accuser d’antisémitisme une victime du racisme? Comme si l’un empêchait l’autre. L’antisémitisme n’est reconnu que s’il vient de l’extrême droite sans aucune allusion à la religion. Au nom de l’antiracisme, on banalise l’antisémitisme.»
Et les chrétiens islamophiles, eux, deviennent ennemis des Juifs sans pour autant devenir amis des musulmans car il est demandé aux catholiques de «collaborer avec leurs frères musulmans» mais de laisser ces derniers pleinement libres. Autrement dit, les musulmans sont libres de convertir les chrétiens mais pas l’inverse!. Des journaux, comme le journal La Croix, portent des titres suggestifs «le Coran à découvrir», «Une prière» la Fatiha .Ne parlons pas d’ecclésiastiques comme les pères Lelong, Borrmans, des évêques comme Mgr Brunin qui estiment que les exigences spirituelles du dialogue islamo chrétien s’appliquent aux chrétiens, beaucoup plus qu’aux musulmans. Le père Borrmans dans «Orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans» (1987) va si loin que pour lui il n’y a en islam ni «fatalisme», ni «juridisme», ni «laxisme», ni «immobilisme», ni «fanatisme». Les chrétiens sont invités à une «saine émulation spirituelle» et à une «spiritualité sans frontière». Alain Besançon écrit , ‘on m’a assuré que l’auteur de ce livre, instruit par l’expérience, le regrette maintenant et qu’il verse aujourd’hui les larmes de Saint Pierre. Mais le livre est toujours en vente». Le dit Père Borrmans a accepté de participer aux Mélanges rédigés en hommage au Père Antoine Moussali qui, lui, se méfiait des pièges du dialogue islamo-chrétien. Mais est-il vraiment repenti?
Seulement, l’islamophilie n’est pas née quand les pays européens étaient puissants. Jacques Ellul remarque , ‘j’ajouterai quand même une pointe assez méchante: cette mauvaise conscience (ressentie par les intellectuels et un bon nombre de chrétiens), elle est quand même née à partir du moment où nous avons été vaincus. Tant que nous étions les plus forts, nous gardions la bonne conscience du «civilisateur».
L’islamophilie vient du fait que les pays musulmans sont forts économiquement, par leur nombre. Dans les pays européens, les musulmans représentent une puissance électorale; à cela s’ajoute le problème des conversions à l’islam de plus en plus nombreuses. Des filles épousent des garçons musulmans et leurs enfants sont musulmans d’office. Des garçons se convertissent à l’islam – ce qui leur semble facile – pour épouser des filles musulmanes. La société déchristianisée ne saurait les freiner. Quitter le christianisme pour l’islam apporte «une bouffée d’air frais», un parfum d’exotisme. Quant aux femmes, certaines occidentales se sentent mal à l’aise par rapport à une société qui connaît le risque du célibat, la peur de la solitude et, épouser un musulman leur permet de satisfaire un besoin de mari et d’enfants, dans le cadre d’un mariage classique.
Jane Benigni fait remarquer très justement un autre élément sociologique concernant l’attirance des occidentaux islamophiles pour «la famille musulmane». Les hommes lassés des revendications des féministes et des exigences des femmes libérées ne verraient pas d’un si mauvais œil une société où la femme soumise serait ramenée à la cuisine! Et pourquoi pas plusieurs femmes… soumises bien entendu. Et ainsi le machisme se trouverait revigoré. On épouserait d’abord des femmes musulmanes bien rodées, et les autres suivraient. Les mariages mixtes entre chrétiens et musulmans jouent un rôle certain dans cette islamophilie ambiante.
En parallèle, je citerai le billet du Docteur André Nahum, du 23 Février 2005, sur Radio Judaïques FM, qui a choisi de retenir le cri d’alarme du président Moshé Katzav quant à l’avenir de la diaspora. Le peuple juif est en perte de vitesse au niveau démographique, économique et culturel». Le docteur Nahum rappelle un sondage récent du journal «La Croix» qui semble confirmer ce déclin annoncé. Sur 60 millions de Français, 360 000 d’entre eux se déclareraient juifs. Et le docteur Nahum d’ajouter «nous sommes loin des 600 000 ou 700 000 âmes dont on parlait naguère». Le président Katsav demande aux dirigeants juifs de cesser de pratiquer la politique de l’autruche et de réagir face à une situation qui signifie à moyen terme la quasi-disparition des communautés juives en diaspora et particulièrement en Europe et en France!
Que penser de ce cri d’alarme sinon qu’il évoque un retour du communautarisme?
Or la société laïque ne peut permettre qu’on raisonne en termes de communautés religieuses. Il faut opter pour l’humanisme qui libère, contre le communautarisme qui enferme. La présence dans les pays européens d’organisations islamiques actives, censées représenter les musulmans, pose de nouveau le problème de la laïcité face aux religions, et pour la France, la République s’enlise! s’agissant de la menace du communautarisme musulman.
«Un spectre hante le monde: celui des communautés closes, exclusives et guerrières» dit Pierre-André Taguieff dans son dernier livre «La République enlisée». Et les Juifs ont raison d’avoir peur. Taguieff avoue que les ennemis d’une république laïque et vraiment démocratique utilisent les armes de la modernité intellectuelle pour abolir la laïcité «l’intolérance a appris à parler la nouvelle langue de la tolérance et se montre d’autant plus efficace qu’elle n’est pas perçue comme telle». On est, dit-il, en «pleine corruption idéologique». La République est confrontée à des «stratèges cyniques» qui n’hésitent pas à détourner les mots et les concepts de leur sens originel pour parvenir à leurs fins.
Les concepts de «laïcité», de «droits de l’homme», sont ainsi insensiblement vidés ou détournés de leur sens initial. Mais l’islamophilie impénitente ferme les yeux devant la présentation de l’islam, «béatifié» par les nouveaux penseurs musulmans. Elle y trouve des avantages, en plus de celui non négligeable, se libérer de la désagréable culpabilité qui fonde en grande partie cet amour de l’islam. Les avantages, on les devine aisément… En effet, les islamophiles chrétiens espèrent bien, avec l’appui des musulmans, regagner un peu de terrain religieux et entamer cette laïcité pure et dure qu’ils n’ont au fond jamais vraiment digérée. Les islamophiles laïcs de gauche voient dans le nombre des musulmans un appui politique, contre Israël, l’Amérique et la politique libérale.
Et les Juifs paieront pour cette islamophilie aux deux visages qui plonge ses racines dans la culpabilité. Beaucoup de juifs se sentent angoissés par cette islamophilie parce qu’ils pressentent qu’ils vont être ressentis comme gênants et coupables. Il faut qu’ils soient considérés comme coupables pour que les deux autres religions soient libérées de leur dette à leur égard. Ces deux autres religions en effet se sont inspirées du judaïsme, le christianisme en prétendant le parfaire, l’islam en le récupérant, en l’absorbant et en accusant les Juifs d’avoir falsifié leurs textes. Pour les musulmans, la vraie Thora, l’Evangile authentique, ne doivent pas être cherchés ailleurs que dans le Coran. Les vrais disciples des prophètes Abraham, Moïse ou Jésus, ce sont les musulmans. Leurs disciples d’hier et d’aujourd’hui sont des faussaires, des menteurs, des corrupteurs de textes, des associationnistes.
Beaucoup de musulmans sont persuadés que le Coran est la seule vérité. Or, dans ce texte sacré, il n’y a pas égalité entre musulmans et non musulmans. Un statut inférieur de «protégés» est même prévu dans la loi islamique pour ces derniers . Et cela, l’engouement subit des intellectuels européens pour l’islam, n’en a même pas idée. Ces intellectuels conformistes, pétris de bons sentiments et de la culpabilité d’être des colonisateurs, ne veulent pas croire qu’il puisse y avoir des textes mortifères dans la religion des économiquement faibles, la religion de ceux qui ont été colonisés et exploités. De même, ils ne veulent pas admettre qu’il puisse y avoir des croyants fanatiques prêts à la violence... Les vingt attentats antimusulmans dénombrés aux Pays-Bas, à la suite de l’assassinat de Théo Van Gogh, démontrent violemment malheureusement, que beaucoup ne veulent plus de cette islamophilie béate et irresponsable et que la société occidentale repose sur des valeurs qu’il importe de faire respecter fermement si nous ne voulons pas être victimes des ennemis de ces valeurs.
Il n’est pas inutile de citer la conclusion de Hermann Tertach dans l’article d’El Pais «Peut-être faudrait-il un peu plus d’estime de soi de la part des sociétés et des Etats européens, un peu de bon sens, de la tolérance mais aussi de la fermeté, et assez d’intelligence pour voir que jamais depuis le nazisme nous n’avons été aussi menacés. Et enfin un instinct de survie».

Anne-Marie Delcambre, jeudi 24 février 2005
Docteur en Droit, Docteur en civilisation islamique et professeur d’arabe littéraire.
*Cet Article fut écrit à l’origine pour Les Cahiers Rationalistes. À l’issue d’un débat houleux au sein de la rédaction, et contre l’avis d’Alain Policar, le directeur de la publication, et de Jean-Philippe Catonné qui soutenaient Anne-Marie Delcambre, ce texte fut refusé à l’écrasante majorité.
La lâcheté de certains de nos contemporains nous aura au moins permis de vous faire découvrir cette passionnante étude et de compter désormais parmi nous ce courageux chercheur.

La Rédaction. 
1 Il s’agit surtout de l’Europe occidentale, les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne, la France en particulier.
2 Alain Besançon, préface au livre de Jacques Ellul « Islam et judéo-christianisme », PUF, 2004, p 26
3 Le succès de livres iconoclastes concernant l’islam tend à prouver que l’opinion publique n’est pas entièrement convaincue par les arguments de ces intellectuels religieux ou athées islamophiles, mais que la peur d’être traité de raciste et d’islamophobe freine les réactions. La judéophobie qui est devenue de plus en plus forte dans certains quartiers a conduit certains milieux juifs à réagir, ce qui a un peu libéré les individus de cette chape de plomb qui s’était abattue sur eux. Mais il est vrai que la crainte de dénoncer le caractère violent de l’islam obéit à un souci de paix publique au détriment de la vérité scientifique. Or, une société laïque a le devoir de mettre en garde contre le danger des textes religieux pris à la lettre.
4 Cité par Alain Besançon, p204
5 Marie Thérèse Urvoy m’a fait remarquer que dans l’ouvrage « Enquêtes sur l’islam, Editions Desclée de Brouwer,2004, p 319 , note 38, le père Borrmans parle de nombreux intellectuels courageux et il cite Tariq Ramadan, « Islam, le face-à-face des civilisations (Quel projet pour quelle modernité?) Lyon, Tawhid, 1995
6 Jacques Ellul, op. cité p45
7 Pierre-André Taguieff «La république enlisée», Editions Des Syrtes, 2005
8 Voir l’excellente étude de Daniel Sibony «Nom de Dieu», Seuil 2002
9 Jacques Ellul, agrégé de droit, historien, sociologue et théologien protestant est décédé en 1994 à l’âge de 82 ans. Il nous a laissé une œuvre considérable (53 ouvrages et un millier d’articles traduits en une dizaine de langues). Enseignant à l’université de Bordeaux, ses cours sur l’Histoire des institutions ne laissaient jamais les étudiants indifférents. En 1991 paraissait «Ce Dieu injuste, théologie chrétienne pour le peuple d’Israël». Il souligne «Lorsque les chrétiens tombent dans la violence et l’antisémitisme, ils sont en contradiction avec leur texte fondateur, ce qui n’est pas le cas de l’islam»

BIBLIOGRAPHIE
Alain Besançon, «Trois tentations dans l’Eglise», Calmann-Levy, 1996
Jean-Luc Brunin, «L’islam... tout simplement», Les Editions de l’Atelier, Editions ouvrières, 2003
Jean Delumeau, «Un christianisme pour demain (Le christianisme va-t-il mourir?), Hachette Littératures, 1977
Christian Destremau et Jean Moncelon, «Massignon», Paris, Plon, 1994
Anne-Marie Delcambre, Joseph Bosshard et Alii «Enquêtes sur l’islam», Desclée de Brouwer, 2004
Jacques Ellul, «Islam et judéo-christianisme», PUF, 2004
Pierre-André Taguieff, «La République Enlisée», Editions Des Syrtes, 2005
Guy Lafon, «Abraham ou l’invention de la foi», Seuil, 1996
Blanche de Richemont «Eloge du désert», Presses de la Renaissance, 2004
Daniel Sibony, «Nom de Dieu», Seuil, 2002


© Anne-Marie Delcambre pour Libertyvox 
Article paru le 04/05/2005

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