Des pianistes russes juifs à un jazzman juif au goulag, destin de musiciens juifs en Russie puis en URSS.





« Pourquoi y a-t-il tant de Juifs parmi les violonistes ?

Tu te vois traverser l’Europe avec un piano ? »

L’école de pianiste russe eut de grands ancêtres ; Konstantin Igumnov , Grigori Ginzburg , Samuil Feinberg , Heinrich Neuhaus , Vladimir Sofronitski , Vladimir Horowitz , Maria Yudina , Tatiana Nikolaïeva ,Yakov Flier , Yakov Zak , Bella Davidovich , Sviatoslav Richter , Emil Guilels , Lazar Berman , Vladimir Ashkenazy , Nikolaï Demidenko , Evgueni Kissin , Nicolaï Luganski , etc..........

Beaucoup de ces pianistes étaient juif.

Au lendemain du premier congrès sioniste en 1898, le célèbre écrivain yiddish Sholem Aleikhem affirmait sous la forme d’une question rhétorique le besoin d’une terre pour la nation juive : « Pourquoi les juifs ont besoin d’une terre ? Et pourquoi les juifs n’auraient-ils pas besoin d’une terre ? » La conscience de la nécessité d’un « espace » juif en Eretz Israël ou dans une autre partie du monde allait de pair avec la définition de l’essence nationale des cultures juives yiddish, hébraïque et locale. Ainsi la difficulté à préciser, selon les principes de Herder et des frères Grimm, le national dans le transnational suscita des échanges très animés entre les fondateurs de la Société de musique populaire juive à Saint-Pétersbourg. Le débat fut tranché par le populiste Šlojme An-Skij qui affirma que l’essentiel n’était pas le matériel utilisé, mais la façon dont les briques étaient disposées pour construire tantôt une église, tantôt une synagogue. Autrement dit, pour An-Skij, le fond (juif) primait sur la forme (non juive). Il reprenait presque mot pour mot une phrase du récit Métamorphose d’une mélodie de l’écrivain yiddish Yitskhok Leybush Peretz.

La Métamorphose différents niveaux d’interprétation : concret, symbolique et mystique, qui se superposent et se complètent. Le récit de Peretz peut aussi être lu comme l’histoire des mutations successives d’un air de musique qui, partant du peuple, retourne vers le peuple grâce aux nombreux musiciens ambulants qui se produisaient de bourgade en bourgade (shtetl) à l’occasion des fêtes et des mariages. Leur présence fut une très grande source d’inspiration pour la peinture (Marc Chagall, Kazimir Malevič, Issachar Ber Rybak, Leonid Pasternak, etc.) et la poésie.

À l’issue de son périple à travers les cours des pieux hassidiques et les théâtres fréquentés par les juifs des grandes villes en quête d’assimilation, la mélodie jouée par Haïml le violoniste revient dans sa bourgade juive d’origine. Ses différentes métamorphoses n’ont en rien altéré son essence juive. Au contraire, les épreuves surmontées avec succès sont la preuve de sa permanence. Elle est un « nigoun », une mélodie hassidique sans paroles ni fin. Le récit de Peretz peut être soumis à une lecture inversée sans que son sens soit modifié. L’introduction peut aussi servir de conclusion. À un autre niveau, la structure circulaire du récit suggère l’idée de l’indépendance culturelle et, au-delà, politique de la nation juive.

Vous me demandez d’où nous vient ce génie de la musique. Peut-être l’avons-nous hérité, peut-être aussi tient-il tout simplement de la région. C’est que, dans notre région de Kiev, vous ne trouverez pas une maison qui n’ait son violon. Un fils de bonne famille ou, comme on dit chez nous, un « fils à papa » doit absolument posséder un violon à lui et doit savoir jouer. Vous voulez savoir combien d’hommes habitent telle ou telle maison, vous n’avez qu’à jeter un regard sur le mur. Comptez : tant de violons accrochés au mur, tant d’hommes dans la maison. Chacun manie son violon. Le grand-père fait de la musique, le père fait de la musique, le fils fait de la musique. Le seul inconvénient, c’est que chaque génération a son propre répertoire, joue autrement, fait sa musique particulière. Le vieux grand-père joue des airs du Sinaï ou des morceaux tirés du répertoire synagogal [...]. Le père, hassid comme il se doit, donne naturellement dans les airs hassidiques. Mais le fils, lui, cherche déjà sa musique dans les notes. Il joue des airs d’opéra. Telle génération, telle musique.

L’allusion biblique (l’énumération des violons sur le mur connote la bénédiction de ses fils par Jacob, Genèse, XLIX) renvoie à l’Exil puis à la promesse du Retour et d’une cohésion entre les fils d’Israël... grâce à l’instrument de musique. La réflexion sur les différences relatives entre les générations est illustrée par un « duel » entre Haïml, le violoniste traditionnel, et un jeune citadin invité à la noce de la fille d’un riche usurier.

Mais, qu’est-ce donc là ? Une noce ou un enterrement ?

Haïml fit comme s’il n’avait pas entendu et continua à jouer. L’homme de Kiev se mit alors à siffler. [...] Il faut dire qu’en fait de sifflement, l’homme de Kiev excellait. Il réussit à saisir la mélodie par son sifflement et à l’imiter. Et il siffla de plus en plus vite, d’un accent de plus en plus sauvage, toujours le même air.

L’orchestre s’était tu. La bataille faisait rage entre le violon pieux et le sifflement scélérat. Finalement, le sifflement sortit vainqueur. Il avait rattrapé l’archet. Le violon ne pleurait plus. Il gémissait, puis se mit à rire.

Personne ne sort vaincu de cette opposition. Contrairement à Ulysse, qui, dans son errance, est fasciné par des sons inconnus et est détourné dans son périple vers sa terre, grâce à la musique le peuple juif garde la possession de son destin et de son histoire. Les différences entre les multiples composantes nationales ne sont que des éléments superficiels qui n’empêchent pas, comme dans un poème de Jacob Fridman, la constitution d’une formidable ronde à laquelle prennent part aussi bien des « Marocains fougueux » que des « filles de Volhynie », des « Tunisiennesvoilées de tulle » et « Yosl et son violon », car « ce qu’on est, nul ne l’oublie, on est un juif ! ».

En supprimant le numerus clausus dans les conservatoires de musique, le pouvoir soviétique permit à une génération de pianistes juifs de se former. Les violonistes juifs n'ayant besoin que d'un violon avaient depuis longtemps pris leur place dans la musique russe.

Beaucoup étaient d'Odessa la grande ville ouverte sur le monde et ayant une population juive nombreuse et singulière, de Nathan milstein à Isaac Babel, les juifs d'Odessa apportèrent un souffle nouveau à la culture russe.

Dans le climat de frémissement révolutionnaire et la répression policière dans lequel les communautés juives de l'empire des Tsars vécurent à la veille de la Première Guerre mondiale. Puis la forte participation juive dans la révolution d'octobre, le foisonnement culturel et donc musical transforma Moscou en grande ville culturelle européenne, ce que Catherine II n'avait put réaliser, Wladimir oulianov le réalisa. La période s'étendant de la fin du tsarisme aux premiers temps du régime communiste en URSS fut un âge d'or pour la culture et les musiciens.

Un grand nombre de juifs et de juives s'inscrivirent dans les rangs de la jeune Tchéka (ancêtre du KGB, la police politique communiste).

Cette histoire qui, d'une part explique l'affermissement du nouvel État — quand bien même la majorité de l'élite politique et culturelle du pays avait fuit ou péri du fait de la Révolution et de la guerre civile— , d'autre part permet de comprendre la fixation morbide des propagandistes d'extrême droite européenne sur la connexion entre judaïsme et révolution d'extrême gauche. Ce qui est pertinent et courageux : la majorité des historiens ouest-européens glissent sur le sujet comme chat sur braise…

Staline su faire usage de ces nombreuses et cultivées recrues « juives » — est-on juif quand on est communiste ? — dans sa Police, sa Science, ses Arts, ses Industries, son Administration… etc.
puis son lent retournement : après avoir fait assassiner les cadres de l'ancien régime pour assurer le nouveau pouvoir révolutionnaire, fait déporter et mourir les cadres de l'économie traditionnelle pour réaliser le volet économique de la révolution, puis avoir fait la même chose aux prêtres orthodoxes, aux imams musulmans et aux nationalistes régionaux pour réaliser son volet culturel, avoir mis en fuite ou arrêté ses anciens camarades de parti pour satisfaire sa paranoïa et son goût du pouvoir absolu fait torturer et fusiller d'innombrables membres de son Armée, de sa Police et de ses Administrations pour faire de la place pour d'autres de ses partisans, après avoir déporté des peuplades Caucasiennes et criméennes entières et tant de prisonniers de guerre fait par les nazis pour cause d'infidélité militaire… Staline en était venu à envisager la liquidation des Juifs et au goulag se retrouvèrent la femme de Vorochilov, le jazzman Eddie Rosner

Eddy Rosner, né à Berlin en 1910, mort à Berlin en 1976, jouait de la trompette. Il en jouait si bien qu’après un concours de trompette à New York en 1932, Louis Armstrong lui dédicaça sa photographie en ces termes : « Au Louis Armstrong blanc, l’Eddy Rosner noir ». En 1933, à Berlin, être Juif et Jazzman revient à signer son arrêt de mort deux fois. Django Reinhardt, Gitan et Jazzman, survécut à l’Occupation grâce à la protection de Jean Cocteau. Eddie Rosner, entre la mort et l’exil, choisit l’exil. Son erreur fut de ne pas partir dans la bonne direction. Vers l’Ouest, il aurait pu rejoindre Londres puis New York. Il partit vers l’Est, la Pologne et Varsovie.

Pourquoi une telle erreur d’orientation ? Par amour. L’amour fou pour une Juive polonaise, fille de la reine du théâtre yiddish. À Varsovie, Eddie survit. En 1939, Staline et Hitler se mettent d’accord pour se partager l’Europe de l’Est. Premières victimes : les Polonais, envahis par l’Armée rouge à l’Est et la Wermacht à l’Ouest. Blague polonaise : « Dieu a fait une sale blague à la Pologne. Il l’a mise juste au milieu entre l’Allemagne et la Russie ». Amoureux fou de sa Polonaise, Eddie Rosner passe à l’Est déguiser dans un uniforme allemand. Fait prisonnier par l’Armée rouge, il se fait reconnaître.

La chance lui sourit enfin. Le Premier Secrétaire du Parti communiste de Biélorussie est un fou de Jazz et possède tous les albums de l’orchestre d’Eddy Rosner. Il demande à Eddy de créer l’Orchestre de Jazz de l’Armée rouge. Il lui confie un train, des instruments, des uniformes et l’envoie faire la tournée des troupes pour soutenir leur moral avec du Swing. Comment Eddy Rosner constitua-t-il son orchestre ? Avec d’autres rescapés de la barbarie nazie, le plus souvent juive, le plus souvent musiciens de formation classique. Des violonistes devinrent saxophonistes, passèrent de Gustav Malher à Duke Elington. Nécessité fait loi.

Voici comment l’un des musiciens de l’orchestre raconte son passage à l’Est. Arrêté par la Wermacht, un officier allemand ordonne à un soldat d’aller l’abattre d’une balle dans la tête au coin d’un bois. C’est ce que les historiens appellent aujourd’hui « La Shoah par balle ». Le soldat et le musicien s’en vont dans la forêt. En chemin, le musicien siffle un air de Schoenberg. Pour siffler du Schoenberg, il faut être musicien. Le soldat intrigué, lui demande : « Mais c’est du Schoenberg ! Comment connais-tu cette musique ? » « Je la jouais comme premier violon au Wiener Philarmoniker », lui répond le musicien. « Moi aussi, je jouais du violon au Wiener avant la guerre ! “Le soldat regarde le musicien, le reconnaît et lui dit : ‘Écoute mon gars, je ne peux pas descendre un ancien collègue du Wiener. Tu vois le bois là-bas ? Les Russes y sont. Je te laisse partir, je vais tirer un coup de feu en l’air. Personne n’ira vérifier que tu es mort. Bonne chance.’ Et c’est ainsi que le musicien eut la vie sauve, passa à l’Est et rejoignit l’orchestre de Jazz de l’Armée rouge dirigé par Eddie Rosner.

Pendant toute la Grande Guerre patriotique (expression russe) de 1941 à 1945, l’orchestre d’Eddie Rosner, dans son train spécial, joua pour les troupes de l’Armée rouge, des réservistes de l‘Extrême Orient au front de l’Ouest face à la Wermacht. Un jour, à Bakou, Crimée l’orchestre donna un concert devant une salle vide. Ordre du Parti. Après le concert, Eddie apprit qu’il avait joué devant Staline, seul, caché dans l’ombre de la salle. En juin 1945, triomphe de l’Orchestre qui joue sur la Place Rouge, à Moscou, devant Staline, le Comité central du Parti communiste de l’Union Soviétique et l’Armée rouge pour fêter la victoire.

Après guerre, Staline se rappelle qu’Eddie Rosner est un Juif allemand né de parents polonais. Cela fait au moins trois raisons de l’envoyer au Goulag. Une seule était déjà de trop. Eddie Rosner se retrouve en Sibérie, dans l’archipel du Goulag, comme l’a décrit Soljenitsyne. Il n’y se retrouve pas tout seul. D‘autres musiciens de l’orchestre s’y retrouvent aussi, eux aussi Juifs allemands, polonais brefs suspects par naissance et par essence pour Staline et ses sbires. Une fois au Goulag, Eddie Rosner crée un orchestre. Il persuade son chef de camp de lui fournir des instruments. Eddie trouve les musiciens et réussit à faire tourner l’orchestre dans divers camps de Sibérie, toujours pour soutenir le moral des troupes. De cette manière, Eddie et ses amis survivent. Staline meurt en 1953, Krouychev lance la déstalinisation. Eddie Rosner et ses musiciens sont libérés. L’orchestre se reforme, joue, enregistre, tourne, mais seulement en URSS. Eddie Rosner né à Berlin veut y retourner, dans une Allemagne républicaine et fédérale. Avec la décrispation kroutchevienne, les contacts avec l’Ouest se multiplient. Louis Armstrong, Duke Ellington, Benny Goodman viennent en URSS, jouent avec Eddie Rosner et lui proposent de venir jouer en Amérique avec eux. Leurs impresarios envoient des courriers officiels proposant des contrats, des concerts, des engagements. L’URSS reste l’URSS et Eddie Rosner y reste enfermé, dans la plus grande prison du monde. En 1973, enfin, Eddie Rosner arrive à Berlin Ouest. Le gouvernement soviétique lui retire sa nationalité et lui bloque ses comptes. Eddie a fait fortune en URSS avec ses albums et ses concerts. Il est à l’Ouest, mais son argent est à l’Est. À Berlin Ouest, Eddie est pauvre, vieux, oublié. Il écrit au gouvernement de Bonn pour demander une indemnité comme victime du lendemain de sa mort. La lettre lui octroyant des indemnités est arrivée dans sa boîte aux lettres à Berlin le lendemain de sa mort.................. L’histoire d’Eddie Rosner est non seulement passionnantes, mais elle illustre tragiquement le destin des artistes juifs ou non qui comme Chostakovitch furent des fétus de paille sur la mer démontée de l'histoire Eddie Rosner, de par ses voyages, dans l’immensité terrestre de l’Empire russe, rencontra des cultures caucasiennes, orientales et s’en inspira dans sa musique. Sa version en big band du Caravan de Duke Ellington est absolument unique..

Michel Ciardi

Eddie Rosner - Caravan



Эдди Рознер Прощай любовь 





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