P. Raniero Cantalamessa, membre de l’Ordre des Frères Mineurs Capucins, est né le 22 juillet 1934 à Colli del Tronto, Ascoli Piceno (Italie). Ordonné prêtre en 1958, il fait une maîtrise en Théologie à Fribourg (Suisse) et en Lettres classiques à l’Université catholique de Milan.
2010-04-02- Prédication du Vendredi saint 2010 en la
Basilique Saint-Pierre
« Nous avons un grand prêtre souverain qui a traversé les cieux, Jésus, le Fils de Dieu » : ainsi commence le passage de l’Epître aux Hébreux que nous avons entendu en seconde lecture. En cette année sacerdotale, la liturgie du Vendredi saint nous permet de remonter à la source historique du sacerdoce chrétien.
La mort du Christ est la source de deux réalisations du sacerdoce : ministérielle, celle des évêques et des prêtres, et universelle, celle de l’ensemble des fidèles. En effet, cette dernière aussi se fonde sur le sacrifice du Christ qui, dit l’Apocalypse, « nous aime et nous a lavés de nos péchés par son sang, et a fait de nous une Royauté de Prêtres, pour son Dieu et Père » (Ap 1, 5-6). C’est pourquoi, il est vital de comprendre la nature du sacrifice et du sacerdoce du Christ, car c’est d’eux que nous devons, prêtres et laïcs, de façon différente, porter l’empreinte et chercher à vivre les exigences.
L’Epître aux Hébreux explique en quoi consistent la nouveauté et le caractère unique du sacerdoce du Christ, pas seulement par rapport au sacerdoce de l’ancienne alliance, mais aussi – comme nous l’enseigne l’histoire des religions – par rapport à toute autre institution sacerdotale également en dehors de la Bible. « Le Christ, lui, survenu comme un grand prêtre des biens à venir […] entra une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et de jeunes taureaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle. Si, en effet du sang de boucs et de taureaux et de la cendre de génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés, les sanctifient en leur procurant la pureté de la chair, combien plus le sang du Christ, qui par un Esprit éternel s’est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu vivant ! » (He 9, 11-14).
Les autres prêtres offrent tous quelque chose qui se trouve en dehors d’eux-mêmes, le Christ s’est offert lui-même ; les autres prêtres offrent tous des victimes, le Christ, lui, s’est offert en victime ! Saint Augustin a résumé dans une formule célèbre ce nouveau genre de sacerdoce, dans lequel prêtre et victime ne font qu’un : « Ideo sacerdos, quia sacrificium » : prêtre parce que victime »[1].
En 1972, un penseur français lançait la théorie selon laquelle « la violence est le coeur et l’âme secrète du sacré » [2]. A l’origine, en effet, et au centre de toute religion il y a le sacrifice, et le sacrifice comporte destruction et mort. Le journal « Le Monde » saluait cette affirmation, déclarant qu’elle faisait de cette année-là « une année à marquer d’un astérisque dans les annales de l’humanité ». Mais déjà avant cette date, ce savant s’était rapproché du christianisme et, à Pâques 1959, avait rendu publique sa « conversion », se proclamant croyant et revenant à l’Eglise.
Cela lui permit de ne pas s’en tenir, dans ses études suivantes, à la seule analyse de la violence, mais d’indiquer comment en sortir. Beaucoup, hélas, continuent à citer René Girard comme celui qui a dénoncé l’alliance entre le sacré et la violence, mais ne disent rien sur le Girard qui a affirmé que le mystère pascal du Christ a cassé et rompu pour toujours cette alliance. Selon lui, Jésus démasque et brise le mécanisme du bouc émissaire qui sacralise la violence, en se faisant, lui innocent, la victime de toutes les violences[3].
Le processus qui conduit à la naissance de la religion est inversé par rapport à l’explication qu’en avait donnée Freud. Dans le Christ, c’est Dieu qui se fait victime, et non pas la victime (chez Freud, le père primordial) qui, une fois sacrifiée, va être ensuite élevée à la dignité divine (le Père des cieux). Ce n’est plus l’homme qui offre des sacrifices à Dieu, mais Dieu qui se « sacrifie » pour l’homme, en livrant pour lui à la mort son Fils unique (cf. Jn 3, 16). Le sacrifice n’a plus pour fonction d’« apaiser » la divinité, mais plutôt d’apaiser l’homme et de le faire renoncer à son hostilité envers Dieu et envers son prochain.
Le Christ n’est pas venu avec du sang d’autrui, mais avec le sien. Il n’a pas mis ses propres péchés sur les épaules des autres - êtres humains ou animaux - ; il a porté les péchés des autres sur ses épaules : « Lui qui, sur le bois, a porté lui-même nos fautes dans son corps » (1 P 2, 24).
Peut-on encore continuer à parler de sacrifice, à propos de la mort du Christ et donc de la messe ? Pendant longtemps, Girard a refusé ce concept, le jugeant trop marqué par l’idée de violence, mais a fini ensuite par en admettre la possibilité, à condition de voir, dans celui du Christ, un genre nouveau de sacrifice, et de voir dans ce changement de sens « le fait central dans l’histoire religieuse de l’humanité ».
Vu sous cet éclairage, le sacrifice du Christ contient un formidable message pour le monde d’aujourd’hui. Il crie au monde que la violence est un résidu archaïque, une régression à des stades primitifs et dépassés de l’histoire humaine et – s’agissant de croyants – un retard coupable et scandaleux dans la prise de conscience du saut de qualité opéré par le Christ.
Il rappelle aussi que la violence est perdante. Dans quasiment tous les mythes anciens, la victime est le vaincu et le bourreau le vainqueur. Jésus a changé le signe de la victoire. Il a inauguré un nouveau genre de victoire qui ne consiste pas à faire des victimes, mais à se faire victime. « Victor quia victima ! », vainqueur parce que victime, comme Augustin définit le Christ de la Croix[4].
La valeur moderne de la défense des victimes, des faibles et de la vie menacée, est née sur le terrain du christianisme, elle est un fruit tardif de la révolution opérée par le Christ. Nous en avons la contre-preuve. Quand on abandonne (comme l’a fait Nietzsche) la vision chrétienne pour faire revivre la vision païenne, aussitôt cette conquête se perd et l’on en vient à nouveau à exalter « le fort, le puissant, jusqu’à son point sublime, le Surhomme », et à définir la vision chrétienne « une morale d’esclaves », fruit du ressentiment impuissant des faibles contre les forts.
Mais, malheureusement, cette même culture moderne qui condamne la violence, d’un autre côté la favorise et l’exalte. On s’arrache les cheveux de désespoir devant certains faits sanglants, mais sans se rendre compte qu’on prépare le terrain avec la page publicitaire du journal ou la grille des programmes de la télévision. Le plaisir que l’on trouve à s’attarder sur la description de la violence et la compétition à qui sera le premier et le plus cru dans la description ne font que la favoriser. Le résultat n’est pas une catharsis de la violence, mais une incitation à celle-ci. Il est inquiétant de voir que la violence et le sang sont devenus parmi les ingrédients les plus attractifs dans les films et les jeux vidéo, que l’on est attiré par cette violence et que l’on prend plaisir à la regarder.
Le savant mentionné plus haut, René Girard, a mis à nu la matrice d’où provient le mécanisme de la violence : le mimétisme, l’imitation, cette tendance humaine innée à ne considérer désirable que ce que l’autre désire et, donc, à répéter en les imitant les choses que l’on voit les autres faire. La psychologie du « troupeau » est celle qui conduit à choisir un « bouc émissaire » pour trouver, dans le combat contre un ennemi commun – généralement, l’élément le plus faible, celui qui est différent –, une cohésion propre, artificielle et momentanée.
Nous en avons un exemple dans la violence récurrente des jeunes dans les stades, ou dans le harcèlement à l’école et dans certaines manifestations de rue qui ne laissent derrière elles que ruine et destruction. Une génération de jeunes qui a eu le privilège rarissime de ne pas connaître une véritable guerre, de n’avoir jamais été appelés sous les drapeaux, s’amuse (car il s’agit d’un jeu, bien que stupide et parfois tragique) à inventer des guéguerres, poussée par le même instinct qui animait la horde primordiale.
Mais il y a une violence encore plus grave et répandue que celle des jeunes dans les stades et les rues. Je ne parle pas ici de la violence sur des enfants, dont se sont rendus coupables, malheureusement, même des membres du clergé ; de celle-ci, on parle suffisamment ailleurs. Je veux parler de la violence sur les femmes. Elle m’offre l’occasion de faire comprendre aux personnes et aux institutions qui luttent contre cette violence que le Christ est leur meilleur allié.
Il s’agit d’une violence d’autant plus grave qu’elle s’exerce à l’abri des enceintes domestiques, à l’insu de tous, quand elle n’est pas carrément justifiée par des préjugés pseudo religieux et culturels. Les victimes se retrouvent désespérément seules et sans défense. Ce n’est qu’aujourd’hui, grâce au soutien et à l’encouragement de nombreuses associations et institutions, que certaines trouvent la force de sortir à visage découvert et de dénoncer les coupables.
Cette violence est principalement sexuelle. C’est l’homme qui croit prouver sa virilité en s’acharnant contre la femme, sans se rendre compte qu’il ne prouve là que son manque d’assurance et sa lâcheté. Même envers la femme qui a mal agi, quel contraste entre l’attitude du Christ et celle que l'on voit encore dans certains milieux ! Le fanatisme invoque la lapidation ; le Christ, aux hommes qui lui ont présenté une femme adultère, répond : « Que celui d’entre vous qui est sans péché, lui jette le premier une pierre » (Jn 8, 7). L’adultère est un péché qui se commet toujours à deux, mais pour lequel un seul a toujours été (et, dans certaines parties du monde, l’est encore) puni.
La violence contre la femme n’est jamais aussi odieuse que lorsqu’elle s’installe là où devraient régner le respect réciproque et l’amour : dans la relation entre mari et femme. La violence, il est vrai, n’est pas toujours et toute d’un seul côté, elle peut être également verbale et pas seulement avec les mains, mais personne ne peut nier que, dans la grande majorité des cas, la victime est la femme.
Il existe des familles où l’homme s’estime encore autorisé à hausser le ton et lever la main sur la maîtresse de maison. Femmes et enfants vivent parfois sous la menace de la « colère de papa ». A ceux-là, nous devrions dire aimablement : « Chers collègues hommes, en nous créant de sexe masculin, il n’était pas dans l’intention de Dieu de nous donner le droit de nous mettre en colère et de taper du poing sur la table pour des broutilles. La parole adressée à Eve après la faute : « Lui (l’homme) dominera sur toi » (Jn 3, 16), était une amère prédiction, pas une autorisation ».
Jean-Paul II a inauguré la pratique des demandes de pardon pour des torts collectifs. L’une d’elles, parmi les plus justes et nécessaires, est le pardon qu’une moitié de l’humanité doit demander à l’autre : les hommes aux femmes. Cette demande de pardon ne doit pas rester générale et abstraite. Elle doit conduire, notamment ceux qui se disent chrétiens, à des gestes concrets de conversion, à des paroles d’excuse et de réconciliation au sein des familles et de la société.
Le passage de l’Epître aux Hébreux que nous avons entendu se poursuit ainsi : « C’est lui qui, aux jours de sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort ». Jésus a connu dans toute sa cruauté la situation des victimes, les cris étouffés et les larmes silencieuses. Vraiment, « nous n’avons pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses ». En chaque victime de la violence le Christ revit mystérieusement son expérience terrestre. De même, à propos de chacune d’entre elles, il affirme : « C’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40).
(...)
« C’est lui qui nous a fait passer
de l’esclavage à la liberté,
de la tristesse à la joie,
du combat à la fête,
des ténèbres à la lumière,
de la servitude à la rédemption »
Pour que nous disions devant lui : Alleluia »[5].
[1] S. Augustin, Confessions, 10,43.
[2] Cf. R. Girard, La violence et le sacré, Grasset, Paris 1972.
[3] M. Kirwan, Discovering Girard, Londres 2004.
[4] S. Augustin, Confessions, 10,43.
[5] Pesachim, X, 5 et Méliton de Sardes, Homélie pascale, 68 (SCh 123, p.98).
« Nous avons un grand prêtre souverain qui a traversé les cieux, Jésus, le Fils de Dieu » : ainsi commence le passage de l’Epître aux Hébreux que nous avons entendu en seconde lecture. En cette année sacerdotale, la liturgie du Vendredi saint nous permet de remonter à la source historique du sacerdoce chrétien.
La mort du Christ est la source de deux réalisations du sacerdoce : ministérielle, celle des évêques et des prêtres, et universelle, celle de l’ensemble des fidèles. En effet, cette dernière aussi se fonde sur le sacrifice du Christ qui, dit l’Apocalypse, « nous aime et nous a lavés de nos péchés par son sang, et a fait de nous une Royauté de Prêtres, pour son Dieu et Père » (Ap 1, 5-6). C’est pourquoi, il est vital de comprendre la nature du sacrifice et du sacerdoce du Christ, car c’est d’eux que nous devons, prêtres et laïcs, de façon différente, porter l’empreinte et chercher à vivre les exigences.
L’Epître aux Hébreux explique en quoi consistent la nouveauté et le caractère unique du sacerdoce du Christ, pas seulement par rapport au sacerdoce de l’ancienne alliance, mais aussi – comme nous l’enseigne l’histoire des religions – par rapport à toute autre institution sacerdotale également en dehors de la Bible. « Le Christ, lui, survenu comme un grand prêtre des biens à venir […] entra une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et de jeunes taureaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle. Si, en effet du sang de boucs et de taureaux et de la cendre de génisse, dont on asperge ceux qui sont souillés, les sanctifient en leur procurant la pureté de la chair, combien plus le sang du Christ, qui par un Esprit éternel s’est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu vivant ! » (He 9, 11-14).
Les autres prêtres offrent tous quelque chose qui se trouve en dehors d’eux-mêmes, le Christ s’est offert lui-même ; les autres prêtres offrent tous des victimes, le Christ, lui, s’est offert en victime ! Saint Augustin a résumé dans une formule célèbre ce nouveau genre de sacerdoce, dans lequel prêtre et victime ne font qu’un : « Ideo sacerdos, quia sacrificium » : prêtre parce que victime »[1].
En 1972, un penseur français lançait la théorie selon laquelle « la violence est le coeur et l’âme secrète du sacré » [2]. A l’origine, en effet, et au centre de toute religion il y a le sacrifice, et le sacrifice comporte destruction et mort. Le journal « Le Monde » saluait cette affirmation, déclarant qu’elle faisait de cette année-là « une année à marquer d’un astérisque dans les annales de l’humanité ». Mais déjà avant cette date, ce savant s’était rapproché du christianisme et, à Pâques 1959, avait rendu publique sa « conversion », se proclamant croyant et revenant à l’Eglise.
Cela lui permit de ne pas s’en tenir, dans ses études suivantes, à la seule analyse de la violence, mais d’indiquer comment en sortir. Beaucoup, hélas, continuent à citer René Girard comme celui qui a dénoncé l’alliance entre le sacré et la violence, mais ne disent rien sur le Girard qui a affirmé que le mystère pascal du Christ a cassé et rompu pour toujours cette alliance. Selon lui, Jésus démasque et brise le mécanisme du bouc émissaire qui sacralise la violence, en se faisant, lui innocent, la victime de toutes les violences[3].
Le processus qui conduit à la naissance de la religion est inversé par rapport à l’explication qu’en avait donnée Freud. Dans le Christ, c’est Dieu qui se fait victime, et non pas la victime (chez Freud, le père primordial) qui, une fois sacrifiée, va être ensuite élevée à la dignité divine (le Père des cieux). Ce n’est plus l’homme qui offre des sacrifices à Dieu, mais Dieu qui se « sacrifie » pour l’homme, en livrant pour lui à la mort son Fils unique (cf. Jn 3, 16). Le sacrifice n’a plus pour fonction d’« apaiser » la divinité, mais plutôt d’apaiser l’homme et de le faire renoncer à son hostilité envers Dieu et envers son prochain.
Le Christ n’est pas venu avec du sang d’autrui, mais avec le sien. Il n’a pas mis ses propres péchés sur les épaules des autres - êtres humains ou animaux - ; il a porté les péchés des autres sur ses épaules : « Lui qui, sur le bois, a porté lui-même nos fautes dans son corps » (1 P 2, 24).
Peut-on encore continuer à parler de sacrifice, à propos de la mort du Christ et donc de la messe ? Pendant longtemps, Girard a refusé ce concept, le jugeant trop marqué par l’idée de violence, mais a fini ensuite par en admettre la possibilité, à condition de voir, dans celui du Christ, un genre nouveau de sacrifice, et de voir dans ce changement de sens « le fait central dans l’histoire religieuse de l’humanité ».
Vu sous cet éclairage, le sacrifice du Christ contient un formidable message pour le monde d’aujourd’hui. Il crie au monde que la violence est un résidu archaïque, une régression à des stades primitifs et dépassés de l’histoire humaine et – s’agissant de croyants – un retard coupable et scandaleux dans la prise de conscience du saut de qualité opéré par le Christ.
Il rappelle aussi que la violence est perdante. Dans quasiment tous les mythes anciens, la victime est le vaincu et le bourreau le vainqueur. Jésus a changé le signe de la victoire. Il a inauguré un nouveau genre de victoire qui ne consiste pas à faire des victimes, mais à se faire victime. « Victor quia victima ! », vainqueur parce que victime, comme Augustin définit le Christ de la Croix[4].
La valeur moderne de la défense des victimes, des faibles et de la vie menacée, est née sur le terrain du christianisme, elle est un fruit tardif de la révolution opérée par le Christ. Nous en avons la contre-preuve. Quand on abandonne (comme l’a fait Nietzsche) la vision chrétienne pour faire revivre la vision païenne, aussitôt cette conquête se perd et l’on en vient à nouveau à exalter « le fort, le puissant, jusqu’à son point sublime, le Surhomme », et à définir la vision chrétienne « une morale d’esclaves », fruit du ressentiment impuissant des faibles contre les forts.
Mais, malheureusement, cette même culture moderne qui condamne la violence, d’un autre côté la favorise et l’exalte. On s’arrache les cheveux de désespoir devant certains faits sanglants, mais sans se rendre compte qu’on prépare le terrain avec la page publicitaire du journal ou la grille des programmes de la télévision. Le plaisir que l’on trouve à s’attarder sur la description de la violence et la compétition à qui sera le premier et le plus cru dans la description ne font que la favoriser. Le résultat n’est pas une catharsis de la violence, mais une incitation à celle-ci. Il est inquiétant de voir que la violence et le sang sont devenus parmi les ingrédients les plus attractifs dans les films et les jeux vidéo, que l’on est attiré par cette violence et que l’on prend plaisir à la regarder.
Le savant mentionné plus haut, René Girard, a mis à nu la matrice d’où provient le mécanisme de la violence : le mimétisme, l’imitation, cette tendance humaine innée à ne considérer désirable que ce que l’autre désire et, donc, à répéter en les imitant les choses que l’on voit les autres faire. La psychologie du « troupeau » est celle qui conduit à choisir un « bouc émissaire » pour trouver, dans le combat contre un ennemi commun – généralement, l’élément le plus faible, celui qui est différent –, une cohésion propre, artificielle et momentanée.
Nous en avons un exemple dans la violence récurrente des jeunes dans les stades, ou dans le harcèlement à l’école et dans certaines manifestations de rue qui ne laissent derrière elles que ruine et destruction. Une génération de jeunes qui a eu le privilège rarissime de ne pas connaître une véritable guerre, de n’avoir jamais été appelés sous les drapeaux, s’amuse (car il s’agit d’un jeu, bien que stupide et parfois tragique) à inventer des guéguerres, poussée par le même instinct qui animait la horde primordiale.
Mais il y a une violence encore plus grave et répandue que celle des jeunes dans les stades et les rues. Je ne parle pas ici de la violence sur des enfants, dont se sont rendus coupables, malheureusement, même des membres du clergé ; de celle-ci, on parle suffisamment ailleurs. Je veux parler de la violence sur les femmes. Elle m’offre l’occasion de faire comprendre aux personnes et aux institutions qui luttent contre cette violence que le Christ est leur meilleur allié.
Il s’agit d’une violence d’autant plus grave qu’elle s’exerce à l’abri des enceintes domestiques, à l’insu de tous, quand elle n’est pas carrément justifiée par des préjugés pseudo religieux et culturels. Les victimes se retrouvent désespérément seules et sans défense. Ce n’est qu’aujourd’hui, grâce au soutien et à l’encouragement de nombreuses associations et institutions, que certaines trouvent la force de sortir à visage découvert et de dénoncer les coupables.
Cette violence est principalement sexuelle. C’est l’homme qui croit prouver sa virilité en s’acharnant contre la femme, sans se rendre compte qu’il ne prouve là que son manque d’assurance et sa lâcheté. Même envers la femme qui a mal agi, quel contraste entre l’attitude du Christ et celle que l'on voit encore dans certains milieux ! Le fanatisme invoque la lapidation ; le Christ, aux hommes qui lui ont présenté une femme adultère, répond : « Que celui d’entre vous qui est sans péché, lui jette le premier une pierre » (Jn 8, 7). L’adultère est un péché qui se commet toujours à deux, mais pour lequel un seul a toujours été (et, dans certaines parties du monde, l’est encore) puni.
La violence contre la femme n’est jamais aussi odieuse que lorsqu’elle s’installe là où devraient régner le respect réciproque et l’amour : dans la relation entre mari et femme. La violence, il est vrai, n’est pas toujours et toute d’un seul côté, elle peut être également verbale et pas seulement avec les mains, mais personne ne peut nier que, dans la grande majorité des cas, la victime est la femme.
Il existe des familles où l’homme s’estime encore autorisé à hausser le ton et lever la main sur la maîtresse de maison. Femmes et enfants vivent parfois sous la menace de la « colère de papa ». A ceux-là, nous devrions dire aimablement : « Chers collègues hommes, en nous créant de sexe masculin, il n’était pas dans l’intention de Dieu de nous donner le droit de nous mettre en colère et de taper du poing sur la table pour des broutilles. La parole adressée à Eve après la faute : « Lui (l’homme) dominera sur toi » (Jn 3, 16), était une amère prédiction, pas une autorisation ».
Jean-Paul II a inauguré la pratique des demandes de pardon pour des torts collectifs. L’une d’elles, parmi les plus justes et nécessaires, est le pardon qu’une moitié de l’humanité doit demander à l’autre : les hommes aux femmes. Cette demande de pardon ne doit pas rester générale et abstraite. Elle doit conduire, notamment ceux qui se disent chrétiens, à des gestes concrets de conversion, à des paroles d’excuse et de réconciliation au sein des familles et de la société.
Le passage de l’Epître aux Hébreux que nous avons entendu se poursuit ainsi : « C’est lui qui, aux jours de sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort ». Jésus a connu dans toute sa cruauté la situation des victimes, les cris étouffés et les larmes silencieuses. Vraiment, « nous n’avons pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses ». En chaque victime de la violence le Christ revit mystérieusement son expérience terrestre. De même, à propos de chacune d’entre elles, il affirme : « C’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40).
(...)
« C’est lui qui nous a fait passer
de l’esclavage à la liberté,
de la tristesse à la joie,
du combat à la fête,
des ténèbres à la lumière,
de la servitude à la rédemption »
Pour que nous disions devant lui : Alleluia »[5].
[1] S. Augustin, Confessions, 10,43.
[2] Cf. R. Girard, La violence et le sacré, Grasset, Paris 1972.
[3] M. Kirwan, Discovering Girard, Londres 2004.
[4] S. Augustin, Confessions, 10,43.
[5] Pesachim, X, 5 et Méliton de Sardes, Homélie pascale, 68 (SCh 123, p.98).
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