SA MAJESTÉ DES CHATS
Bernard WERBER
Albin Michel, octobre 2019, 457 pages, 21,90 €
Que voici un ouvrage étonnant, et à plus d’un titre.
L’auteur n’est pas le premier venu. C’est, convenons-en, un original ; une
sorte d’OVNI dans la littérature contemporaine. Bernard WERBER joint à des
récits de science-fiction une approche philosophique enrichissante, un humour
décalé. Il rassemble des êtres humains et des animaux dans une action qui
rebondit sans cesse.
Ce roman, comme tous ceux qui l’ont précédé, doit se lire à
plusieurs niveaux. Le premier, immédiatement accessible, est naturellement celui
d’une histoire très amusante qui plaira autant à l’adolescent qu’au lecteur
traditionnel d’uchronies ou de fantasy (les deux sont habilement mêlés ici).
L’histoire nous plonge dans une France d’un très proche
futur en proie à un événement singulier, baptisé « l’Effondrement ». Celui-ci
résulte de la concomitance de plusieurs catastrophes. Ainsi, le pays tombe
littéralement sous le déferlement de barbus meurtriers déchaînant une guerre
civile et l’apparition simultanée d’une épidémie dévastatrice. À ce double
cataclysme s’en ajoute un troisième avec l’insurrection des rats. Celle-ci est
dirigée par un ancien surmulot de laboratoire aux yeux rouges et au pelage
blanc qui entend fédérer la gent trotte-menu pour se venger de tout ce que
l’espèce humaine lui a fait subir, des expériences scientifiques les plus
cruelles aux raticides. À mesure que l’homme s’éteint, les animaux s’éveillent
et choisissent leur camp. Les chats, sous la conduite éclairée de la première
d’entre eux, Bastet du nom éponyme d’une déesse égyptienne, décident de sauver
l’humanité des rongeurs. Il ne s’agit pas, cependant, de rétablir le monde
d’avant mais de bâtir une nouvelle civilisation, celle des chats pour laquelle
Bastet n’envisage rien moins que la « félicité », concept de culture supérieure
des félins construit sur le mot « felis » (chat en latin). Pour réaliser son
destin exceptionnel la chatte recrute comme premier conseiller, son amant
Pythagore aussi érudit que timoré dans l’action.
Une première lecture, d’abord linéaire, permet d’apprécier
un roman d’aventures au rythme trépidant. On est envoûté par l’imagination
exubérante de l’auteur qui réussit un tour de force : susciter l’éclat de rire
presque permanent du lecteur dans un univers post-apocalyptique éminemment
stressant. Les observations de l’héroïne sur les humains, en particulier sur
leurs pratiques sexuelles, sont désopilantes et pourtant frappées au coin du
bon sens de la « félicité » ! Néanmoins, arrêter son opinion à ce stade, celui
de la pure récréation, serait négliger l’essentiel. La substance profonde du
récit, naturellement, est ailleurs.
Le lecteur, selon son érudition propre, s’efforcera
d’extraire la substantifique moelle d’une histoire haute en couleur qui mélange
avec brio un monde dystopique et l’atmosphère burlesque d’une fable.
Bastet, personnage principal, est « une chatte de trois ans
à longs poils, à la fourrure blanche harmonieusement constellée de taches
noires… » (p. 16). Très intelligente, c’est une séductrice née à qui on ne peut
résister. C’est un peu l’éternel féminin, une maîtresse femme ayant une très
haute opinion d’elle-même. L’humilité n’est pas son fort même si elle sait
parfois reconnaître ses manques, mais in petto s’entend ! Imaginative à
souhait, elle sait autant charmer qu’affirmer son autorité sans faire mystère
du peu de considération qu’elle a pour autrui. Raisonnant en féline sur la
société humaine, ses réflexions souvent effrontées emportent l’enthousiasme du
lecteur. C’est ce qui permet à WERBER de rejoindre LA FONTAINE, pour défendre
très adroitement une morale. Celle-ci n’est pas assenée abruptement mais
suggérée, avec beaucoup d’élégance, tout au long du récit. Il faut se battre
pour acquérir la Connaissance ce qui a pour corollaire une lutte constante
contre le fanatisme.
C’est, en quelque sorte, la leçon de la marche vers la
civilisation, le combat du savoir opposé à l’ignorance. Pour ce faire, il faut
reconnaître à Bastet, une envergure dans la pensée qui dépasse de beaucoup
celle des hommes puisque son projet, qu’elle qualifie – toujours modeste – de
grandiose se résume à « FAIRE COMMUNIQUER ENTRE ELLES TOUTES LES ESPÈCES. »
Après le divertissement et l’apologue, il faut
nécessairement envisager la portée politique du roman. L’auteur, sans jamais
les nommer, décrit, sans aucune ambiguïté possible, les criminels barbus qui
sont la cause première de « l’Effondrement ». Ces enragés assassinent des
enfants dans les rues et massacrent en meute des « imberbes (le plus souvent
moins nombreux et moins déterminés) » (p. 23). Ils portent une barbe noire et
attaquent en scandant toujours une même phrase. Nous sommes là en pleine
actualité, et nul besoin d’être grand clerc pour deviner de qui il s’agit…
Toutefois, l’étude symbolique des noms des principaux
personnages est riche d’enseignements et accentue, quoique subtilement, la
dénonciation du fanatisme religieux. Si on ignore le nom du chef des barbus, on
connaît, en revanche, celui des humains qui leur résiste – avec Bastet – :
Philippe Sarfati, scientifique reconnu, dont le patronyme signifie « France »
en hébreu. Signalons aussi le « gardien de la mémoire » – entendons le savoir
de l’Humanité – qui s’appelle Roman Wells, allusion plaisante au romancier de
science-fiction Herbert George Wells.
On peut associer Bastet l’Égyptienne, Pythagore le Grec et
Sarfati l’Hébreu à un triangle qui pourrait être celui de la Connaissance,
celle de la tradition initiatique. D’aucun y verront naturellement un delta
lumineux… À cette lumière, on opposera l’obscurité des hommes à la barbe noire
qui tentent de détruire ce qui reste de savoir avec un slogan qui devient idiot
dans leur bouche : « Dieu est plus fort que la science ».
Ennemie acharnée de l’espèce Homo sapiens, la masse brune
des rats s’avère moins bêtes que les barbus ! Fanatique mais disciplinée, elle
s’est rassemblée sous l’étendard d’un rattus albinos au regard incandescent. Il
se nomme Tamerlan et constitue l’avatar achevé de son éponyme humain.
Authentique suppôt de Satan, l’émir des surmulots a bien compris que pour
triompher il lui fallait obtenir toute l’érudition humaine. Celle-ci est
entièrement rassemblée dans un tout petit objet (clin d’œil très probable au
film Lucy de Luc Besson avec Scarlett Johansson) mis au point par Sarfati et
que Bastet porte à son cou. Ce précieux pendentif est l’ESRA qui signifie
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Il faudrait d’ailleurs non pas
cabaler mais « kabbaler » sur les différentes explications ésotériques de cet
acronyme qu’on retrouve tout au long des pages et parfois sous les formes ESRAC
(C pour « chats ») ou ESRAE (E pour « étendue »). Il faut ici laisser le
lecteur se prendre au jeu des conjectures…
Roman à clefs, Sa majesté des chats peut se prêter à
d’infinies spéculations. Interrogeons-nous, par exemple, sur les rôles joués
par les autres espèces animales dans cette saga échevelée. L’attitude des porcs
et des oiseaux n’est pas précisément celle à laquelle on pouvait s’attendre.
Bien entendu, nous pourrions encore prolonger la réflexion
sur le rôle discret, mais important, des nombres dans le récit. Le chiffre « 3
» y tient naturellement une place particulière. Relevons, par exemple, que le
roman comprend trois grandes parties. Ce sont respectivement : Une belle
utopie, Troisième Œil et L’humour, l’art l’amour. Bref tout un programme ! Signalons
enfin le numéro de Tamerlan lorsqu’il n’était encore qu’un rat de laboratoire,
« 366 ». C’est, à un chiffre près, le nombre de la bête (« 666 »). Quod erat
demonstrandum ne manqueront pas de conclure certains exégètes…
N’en doutons point, cet auteur talentueux est à la fois un
initié et un cabaliste, fin connaisseur de l’Arbre de vie. Mais il y a encore
plus dans cette anticipation publiée en 2019 ; il y a la pandémie ! Aussi osons
nous interroger sur la véritable nature de Bernard WERBER. Est-il voyant,
est-il prophète ?
Winston BELMONTE (le 28 mars 2021)
Un grand merci à Alexandre et Simon, deux Fils de la lumière
sans tablier.
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