DAVID GALULA ET LA THÉORIE DE LA CONTRE-INSURRECTION
Driss Ghali
À partir d’une interview du Général Petraeus
Éditions Complicités, mai 2019, 457 pages, 17,00 €
De la guerre asymétrique : quelques réflexions à
partir de Bailén, de ses conséquences et d’un livre de Driss Ghali
Quoiqu’ait pu prétendre Rudyard Kipling au début de son
récit – On the City Wall(1) – « le plus vieux
métier du monde(2) » n’est pas l’amour monnayé mais l’art de
tuer son prochain.
Si certaines légendes juives affirment que la dévergondée
Lilith précéda Ève pour perdre Adam, c’est un fait historique dûment avéré que
le dieu de la Guerre s’imposa à l’humanité, avant la déesse de l’Amour.
Dès la préhistoire, les massacres avant la bagatelle sont la
grande affaire des hommes, essentiellement occupés à piller puis – après
seulement – à jouir. Il n’est pour s’en persuader que de rappeler, par exemple,
la figure spirituelle du chevalier de Boufflers (3). Ce-dernier, après
deux ans au séminaire, quitta l’état ecclésiastique pour rejoindre l’armée. Il
termina sa vie comme immortel à l’Académie. On lui doit, entre autres
insolences, ces vers hélas réalistes :
« Faisons l’amour, faisons la guerre,
Ces deux métiers sont pleins d’attraits :
La guerre au monde est un peu chère ;
L’amour en rembourse les frais.
Que l’ennemi, que la bergère,
Soient tour à tour serrés de près…
Eh ! Mes amis, peut-on mieux faire,
Quand on a dépeuplé la terre,
Que de la repeupler après ? »
Peu ou prou, l’histoire de l’humanité se confond avec celle
des conflits armés qui n’ont cessé d’émailler sa longue marche malheureuse.
Dans tous les panthéons, les conquérants occupent les premières places, loin
devant les médecins, les poètes ou les scientifiques.
Toujours glorifié, rarement détesté, Napoléon Bonaparte
(1769-1821) est toujours parmi nous. Mais qui se souvient encore de sa
contemporaine Sophie Germain (1776-1831), mathématicienne aux talents
exceptionnels ?
Le culte dont le Corse fait encore l’objet peut surprendre.
Fut-il si génial stratège ? Certes, il mit fin à l’indescriptible désordre
révolutionnaire et parvint à rétablir l’État. Mais incapable de s’entendre avec
Londres, la seule chose qu’il fallait faire pour asseoir la tranquillité de
l’Europe, et partant celle de la France, il s’engagea dans un conflit sans
issue qui, le 18 juin 1815 (4), l’amenait à quitter définitivement un pays
exsangue et plus petit qu’il ne l’avait pris. Comme le général athénien qui
avait brillamment combattu les Perses et dut s’exiler auprès de leur roi
Artaxerxès Ier, Napoléon conclut son aventure en écrivant au régent
d’Angleterre : « Je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au
foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je
réclame de Votre Altesse Royale, comme celles du plus constant, du plus
généreux de mes ennemis. »
Qui contrôle les mers domine le monde. Le sort du Corse –
pourtant un insulaire ! – fut vraisemblablement scellé le 21 octobre 1805
lors de la bataille de Trafalgar remportée par la marine britannique où Lord
Nelson gagna une gloire éternelle en perdant la vie.
L’Aigle s’obstinera encore une décennie, en vain. L’histoire
retient que la Grande Armée a été défaite, d’abord par Mikhaïl Illarionovitch
Golenichtchev-Koutouzov en Russie (5), puis définitivement par Arthur
Wellesley, en Belgique, dans la morne plaine de Waterloo (6).
Tels sont, à grands traits, les faits marquant de l’épopée
napoléonienne rapportés de toutes les Russies aux îles britanniques :
c’est un prince russe aveugle de l’œil droit (7), un amiral britannique (8)
borgne, manchot, souffrant du mal de mer et un duc anglo-irlandais (9) à
l’indomptable volonté qui terrassèrent l’Ogre !
Cependant sans rien retirer au courage russe et à pugnacité
d’Albion, la chute de la Grande Armée est à chercher ailleurs.
Du 18 au 22 juillet 1808, en Andalousie dans la sierra
Morena, une série d’affrontements entre Espagnols et Français se soldent par la
défaite de ces derniers. Cette victoire de Bailén n’est pas due à de savantes
manœuvres mais au soulèvement populaire qui a débuté le 2 mai (10) précédent
dans les rues de Madrid. Une répression effroyable a maté l’émeute avant de
l’écraser dans le sang. La France a gagné une bataille mais vient de perdre la
guerre…
Napoléon n’est pas invincible. Des paysans ibériques
analphabètes, en guenilles, armés de navajas, trabucos et
autres escopetas se sont soulevés contre l’occupant et, pour
finir, l’ont acculé à quitter la péninsule. Les alignements géométriques de la
guerre en dentelle avec charges, assauts et replis bien ordonnés ont laissé la
place à un enfer désordonné de sang, de haine, de panique. Tel un incendie
incontrôlable se répandant sur tout le territoire, l’insurrection espagnole
s’étend sans cesse au point de rendre impossible la vie à tout Français,
militaire ou civil. Les accrochages, brusques et violents, se multiplient ;
les représailles également mais rien n’y fait, le pays tout entier devient un
cimetière pour les grognards. Les curés se mettent de la partie et prêchent une
nouvelle croisade non contre les mahométans mais contre les révolutionnaires
athées d’au-delà des Pyrénées.
La guérilla (11) moderne est née ! Elle n’obéit qu’à
une seule loi, maximiser la terreur chez l’ennemi en l’attaquant opportunément
lors d’escarmouches destinées à l’épuiser. Telle est la philosophie de Juan
Martín Díez (1775-1825) si bien dénommé el Empecinado, c’est-à-dire
« le têtu ». Ce dernier, âme de la résistance espagnole, a
parfaitement compris qu’il ne pouvait pas vaincre frontalement la Grande Armée.
Il préconise alors de la frapper partout et continuellement, là où un petit
nombre d’assaillants bénéficient de l’avantage conféré localement par la
surprise et le relief.
Un jeune sous-lieutenant issu de la petite noblesse
périgourdine – Thomas-Robert Bugeaud (1784-1849) qui a rejoint comme vélite,
quatre ans plus tôt, l’armée impériale – est témoin du désastre napoléonien en
Espagne. Il a observé de près l’action des guérilleros de Juan Martín Díez.
Intelligent, courageux, sans état d’âme et d’une efficacité
brutale, Bugeaud est promu rapidement. Il est colonel à même pas 30 ans mais se
retrouve licencié de l’armée lors de la Seconde Restauration. Bugeaud a
plusieurs casquettes. Derrière le guerrier se cache l’aristocrate (12)
appréciant les belles-lettres et s’impliquant dans la vie politique tant locale
que parisienne. L’homme se révèle aussi comme un précurseur dans le domaine
agricole. Il a, avec brio, mis en valeur les terres familiales.
Les années s’écoulent. Et Charles X (1757-1836) de
perdre son trône lors des Trois Glorieuses (13), juste après la prise d’Alger
qui intervient le 5 juillet 1830 et contraint Hussein Dey (1764-1838) à l’exil.
Si le pouvoir ottoman s’effondre presque partout, sauf dans le beylik (14) de
Constantine, la conquête du pays s’avère pourtant longue et périlleuse. La
résistance armée des indigènes, le climat et des conditions d’hygiène
épouvantables mettent à rude épreuve un corps expéditionnaire découvrant
l’Afrique. C’est alors que Paris fait appel (1836) à Bugeaud pour défaire son
plus redoutable adversaire, Abd el-Kader (1808-1883).
Le Marquis de la Piconnerie, devenu général entre-temps, ne
témoigne guère d’enthousiasme pour aller combattre un prince arabe qui, outre
le sabre du jihad, porte un turban de soufi sous lequel se cache l’esprit d’un
poète. Sinon, l’expert en agriculture juge la mise en valeur de cette terre
calcinée démesurément onéreuse pour un rendement trop médiocre.
Mais en Algérie, Bugeaud va se souvenir de la guerre
d’Espagne et, conséquemment, transformer radicalement la façon d’opérer de ses
soldats pour l’adapter au théâtre d’opération assez similaire à celui qu’il a
naguère connu en Andalousie.
Le matériel est allégé pour ne plus comprendre que le strict
nécessaire. Mais là n’est pas le plus important. Sous l’impulsion de Bugeaud,
un esprit nouveau anime la conquête française : celui de la guérilla,
impitoyable mais efficace ! Le général français va faire subir aux
indigènes ce que les grognards de la Grande Armée ont affronté en
Espagne : le harcèlement continuel et la terreur sans le moindre répit.
Les attaques sont constantes, les champs et les silos à grains systématiquement
brûlés, les puits détruits tandis que des tribus entières (femmes, vieillards
et enfants compris) sont asphyxiées dans des grottes lors d’opérations dites
d’enfumades qui scandalisent jusqu’aux plus hautes autorités parisiennes. Un
épisode particulièrement horrible a marqué les esprits lorsqu’en juin 1845,
refusant de se rendre, environs sept-cents contribules des Ouled-Riah périrent
étouffés par les fumées du feu allumé par l’armée devant les grottes du massif
des Dahra, près de Ténès. « Fumez-les à outrance comme des renard ! »
a alors enjoint Bugeaud, nommé gouverneur général de l’Algérie en 1840.
C’est dans la douleur que l’Algérie est enfantée. Avant le
renversement du Dey d’Alger le pays n’existait pas. La conquête coloniale va
créer trois départements (15) français (Oran, Alger et Constantine) des confins
orientaux du Maroc aux marges occidentales d’une Tunisie vaguement dépendante
de la Porte.
Administrativement, l’Algérie est d’abord française. C’est
un fait incontestable. Cependant qu’en est-il exactement sur le plan
humain ? Il n’y a pas de peuple algérien en 1830 mais un ensemble de
populations diverses – berbères, berbères arabisées et arabes – que seule
l’appartenance à l’islam relie entre elles. Des communautés juives existent
également comme partout ailleurs en Afrique du Nord où, rappelons-le, le
judaïsme (16) est très antérieur à l’islam. S’il y a une conscience religieuse,
il n’y en pas de nationale. Le fait vaut la peine d’être souligné car à l’ouest
de cet ensemble hétéroclite siège un réel État-nation depuis le huitième
siècle : le Maroc, véritable empire qui dans sa plus grande extension
s’est étendu du Sénégal à la Péninsule ibérique (17).
D’abord hostile à la colonisation, Bugeaud s’est souvenu
qu’il était aussi un homme de la terre. Il finit par mesurer, lors de ses
innombrables razzias, tout le potentiel agricole de la conquête. Aussi
préconise-t-il, une fois la pacification achevée, de transformer les soldats en
paysans selon sa devise Ense et Aratro, c’est-à-dire
« par l’épée et la charrue ».
Las, les hommes du corps expéditionnaire ne suffiront pas à
établir en Afrique, un peuplement français conséquent. Celui-ci, toujours
minoritaire face à la masse des indigènes musulmans, résultera d’une double
immigration européenne provenant tant de la métropole que d’autres pays
méditerranéens, principalement, d’Espagne, d’Italie, des îles et archipels
afférents. Il est à noter que la Régence d’Alger définitivement défaite, pour
la première fois depuis des siècles, les Baléares, la Corse, la Sardaigne et même
la Sicile ne vivent plus dans l’épouvante de la piraterie barbaresque. Les
chrétiennes ne craignent plus d’être enlevées pour finir leurs jours dans les
harems d’Alger ou ceux de la Sublime Porte…
Nonobstant, les musulmans soumis à l’oppression coloniale
(18), vont peu à peu se muer en nation tandis que les Européens immigrés
s’agrègeront autour d’un noyau français que rejoindront, dès le décret Crémieux
(19), les séfarades indigènes. C’est ainsi que deux peuples, Algériens
musulmans et Algériens juifs ou d’origine européenne vont vivre côte à côtes
pendant plus d’un siècle avant de vivre face à face dans un déchaînement de
violence, réplique séculaire du séisme subi par la prise d’Alger en 1830.
Le temps passant, la fin de la Seconde Guerre mondiale sonne
le glas des empires coloniaux. Pour la France c’est d’abord la guerre
d’Indochine.
Sous l’égide du Viet-Minh (20) les combattants indochinois
adaptent aux conditions locales, largement favorisées par la couverture
végétale de la jungle, les techniques de la guerre insurrectionnelle élaborées
par Juan Martín Díez, appliquées par Thomas-Robert Bugeaud et revisitées par
Mao Tsé-toung (1893-1976). Aux théoriciens et hommes d’action espagnol, français et chinois va succéder un génie vietnamien : Vo Nguyen Giap
(1911-2013).
Ce dernier se distingue par la terrible défaite qu’il
inflige aux Français à Diên Biên Phu le 7 mai 1954. Il rééditera l’exploit,
deux décennies plus tard, en faisant mordre la poussière à l’armée américaine
embourbée dix ans, bien imprudemment, dans les rizières contre une ennemi
insaisissable et renaissant partout des cendres du napalm : le Viêt-Cong.
Tel est le contexte actuel de la guérilla. Il était
important de l’évoquer avant de présenter David Galula, penseur militaire
original et premier théoricien incontournable de la contre-insurrection.
Il n’est pas anodin de rappeler que ce stratège, largement
ignoré en France mais célèbre dès son vivant au Pentagone comme dans les rangs
de Tsahal, était un juif d’Afrique du Nord, Français par passion. Son premier
biographe francophone partage également « une certaine idée de la
France… » Précisons immédiatement que ce dernier – Driss Ghali – est
marocain et de confession musulmane.
David Galula, héros méconnu, est un personnage de légende
qui s’inscrit pleinement dans la liste des gloires françaises les plus
excentriques. Il voit le jour à Sfax en 1919, au sein de la petite bourgeoisie
indigène séfarade. Ses parents Albert et Julie (née Cohen) l’accueille avec
quatre sœurs avant que deux autres petites filles complètent la fratrie.
Invoquant un grand-père algérien, son père obtient la naturalisation de toute
la famille par l’application du décret Crémieux en 1924. Deux ans plus tard les
Galula quittent la Tunisie pour le Maroc. Ils s’installent à Casablanca qui
connaît alors un développement fulgurant sous l’extraordinaire dynamisme du
résident général.
Chez les Galula, on ne pense et on ne parle que français.
David n’apprendra jamais l’arabe pas plus qu’il ne témoignera du moindre
intérêt pour la civilisation du Maghreb dont il est pourtant issu et où il
passera les vingt premières années de sa vie. C’est un élève brillant au Lycée
Lyautey qu’il quitte bachelier, en 1938.
Il part alors pour la Métropole chez sa tante, épouse d’un
colonel, à Limoge où il prépare en une année (au lieu de deux) le concours de
Saint-Cyr. La guerre approche et l’armée a presque doublé le nombre de places
(743 au lieu de 400). Sportif et intelligent le juif bédaoui (21) intègre
l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et en sort lieutenant au terme d’une
scolarité très écourtée en raison du déclenchement de la guerre.
Et le biographe musulman de nous conter l’épopée d’un
officier séfarade dans des mondes expressément mouvementés, ceux de la deuxième
guerre mondiale et de la décolonisation. Galula œuvre d’abord comme espion
avant que les lois discriminatoires de Vichy ne l’excluent de l’armée. Il
réintègre celle-ci en 1943 par le biais de la France libre où il se fait
remarquer par un parcours opérationnel aussi téméraire qu’original.
La paix revenue en Europe, il choisit de rester dans
l’armée. Le cyrard fait plusieurs séjours en Extrême-Orient notamment à Pékin
puis à Hong-Kong, deux postes remarquablement situés pour observer
attentivement la prise de pouvoir en Chine par Mao, les insurrections
communistes en Indochine, en Malaisie ou aux Philippines. C’est bien là que
l’ancien élève de la grande école militaire met en pratique sa devise :
« ils s’instruisent pour vaincre ». Dans la capitale chinoise, David
Galula est le bras droit du colonel Jacques Guillermaz (1911-1998), un
sinologue d’exception.
Adjoint puis attaché militaire, le saint-cyrien, passionné
par l’étude de la guérilla maoïste, est même fait prisonnier par cette dernière
lors d’une mission d’observation durant laquelle il a fait fi de toute
prudence. Le capitaine Galula a appris le mandarin afin d’étudier dans le texte
les principes de la guerre révolutionnaire. Précisons que si l’officier admire
sincèrement le renouveau de l’art de la guerre chez les marxistes asiatiques il
demeura toujours un anticommuniste convaincu.
Souhaitant mettre en pratique ses connaissances théoriques
acquises durant une décennie en Extrême-Orient l’officier français se porte
volontaire, à l’été 1956, pour une affectation en Algérie. Le pays est en
rébellion ouverte depuis la fin 1954. Si l’insurrection est contenue,
l’insécurité, cependant, ne cesse de s’étendre. Suscitant le mécontentement
croissant de la métropole, Paris a dû rappeler les réservistes et faire appel
au contingent, dès lors soumis à un service de 24 mois dans des conditions parfois
très rudes.
Les rebelles du FLN (Front de Libération Nationale), ne
pouvant se mesurer à l’armée en terrain découvert, recourent au terrorisme
aveugle tant dans les villes que dans les campagnes sans que cela paraissent
poser de cas de conscience à ses dirigeants. De leur côté, les autorités
civiles se sont totalement déchargées sur l’armée en n’exigeant qu’une
chose : que l’Algérie reste française.
Dans ces conditions, les militaires (appelés ou engagés) ne
lésinent pas sur les moyens, y compris les plus odieux, pour rétablir l’ordre.
Ceci implique presque systématiquement la reconquête brutale du terrain avant
celle des cœurs. Le recours à la torture est une tentation à laquelle cèdent,
hélas facilement, les Français car faire parler rapidement un suspect peut
éviter un attentat contre des civils innocents. La population indigène est
contrainte avant d’être convaincue des bienfaits de la France comme tentent de
le faire les SAS (Sections Administratives Spécialisées). Celles-ci sont
animées par de trop rares officiers qui ont pour tâches essentielles
d’alphabétiser les masses musulmanes délaissées, les soigner et leur apporter
les infrastructures indispensables au développement des campagnes. Les membres
de ces SAS sont des cibles privilégiées des maquisards de l’ALN (Armée de
Libération Nationale).
C’est donc dans le cadre d’une guerre particulièrement sale
que le capitaine Galula rejoint son poste de chef de compagnie sous les ordres
de son mentor, le commandant Guillermaz. Celui-ci dirige alors un bataillon
d’infanterie coloniale stationné en Kabylie, non loin de Tizi Ouzou.
Pour la plupart des officiers, l’obsession est de ne surtout
pas renouer en Algérie avec l’humiliation subie en Indochine. Selon les
experts, il faut occuper le terrain et forcer la population à dénoncer les
partisans de la rébellion. Peu importent les moyens, il est impératif d’obtenir
du « renseignement ».
Malheureusement, les territoires prétendument pacifiés ne le
sont que le jour. La nuit venue, les indigènes, terrorisés par les exactions de
l’armée, apportent – volontairement ou pas – leur aide aux moudjahidine
(22) de l’ALN. La France, partout où elle envoie la troupe, défait
les fellagha (23) mais ce ne sont que des succès éphémères,
des victoires à la Pyrrhus.
Pour autant, l’Afrique du Nord n’est pas le Sud-Est
asiatique. Le FLN, au sein duquel les dissensions sont nombreuses et parfois
sanglantes, n’a pas la discipline, ni les stratèges remarquables du Viet-Minh.
Il n’empêche que l’intellectuel hors-norme Galula a parfaitement compris, qu’il
s’agit d’une guerre asymétrique où la France s’embourbe.
Le jeune capitaine, farouchement antimarxiste rappelons-le,
applique alors sur le théâtre algérien, en l’adaptant, une stratégie de la
contre-insurrection inspirée des principes de la guerre révolutionnaire
maoïste.
L’initiateur de la Longue Marche avait
parfaitement compris que les bandes disparates d’une guérilla, forcément moins
bien équipée qu’une armée conventionnelle, devaient être au sein du peuple comme
un poisson dans l’eau.
Avant de songer à occuper le terrain, c’est la population
qu’il faut mettre de son côté car c’est elle qui occupe continument le
territoire. Seuls ceux qui ont la confiance des habitants peuvent s’appuyer sur
eux et espérer gagner, si pas militairement, au moins politiquement ce qui est
l’objectif ultime d’une insurrection dirigée contre un pouvoir colonial. En
effet, les forces armées de ce dernier ne peuvent généralement pas être
vaincues dans le cadre d’un combat classique (24).
Galula a fort bien étudié la stratégie du « Grand
Timonier ». C’est pourquoi il préconise de casser la relation fusionnelle
liant rebelles et indigènes. L’enjeu existentiel du conflit est la population.
Avant le terrain, c’est bien celle-ci qu’il faut conquérir mais aussi,
convaincre avant de contraindre.
Dans ce but, il élabore un programme d’action résumés dans
la dizaine de points suivants :
– L’action militaire a pour objectif la mise hors d’état de
nuire de l’ennemi. Celle-ci concerne prioritairement les chefs et s’effectue
par élimination physique (au cours des combats) ou emprisonnement.
– Le renseignement est fondamental et vise à connaître la
population et recenser les ennemis cachés en son sein en vue de leur
éradication.
– Un « code pénal » sans discrimination,
parfaitement clair avec des sanctions précises, proportionnées selon la nature
du délit et éloignées de tout arbitraire doit être imposé et scrupuleusement
respecté par tous.
– Tout soldat doit être un communicant au service de la
France et, dans ce but précis, ne pas fuir les contacts avec la population.
– Chaque Français sous uniforme a l’obligation d’être d’une
correction parfaite avec les autochtones et respecter scrupuleusement leurs us
et coutumes. Publiquement, il faut agir comme si chaque Algérien est un ami
tout en gardant à l’esprit qu’il peut être suspect. L’injonction vaut
expressément pour les femmes musulmanes qu’on ne doit jamais importuner.
– Il est formellement interdit à tout homme sous les
drapeaux de prendre quoique ce soit à l’indigène ou accepter un cadeau de sa
part sans une immédiate réciprocité.
– Le recours à la torture est formellement interdit.
– Il est impératif de s’assurer et promouvoir la
collaboration des élites indigènes dans l’administration civile (y compris à
des postes de direction pour davantage les compromettre aux yeux du FLN et donc
les attacher à la France).
– C’est une fois acquise à l’autorité légale que la
population musulmane doit bénéficier des bienfaits de la France (et surtout pas
l’inverse).
– La propagande est proscrite et seule l’information
véridique est diffusée. Il faut se mettre à la portée des indigènes et leur
proposer une radiophonie émettant en arabe dialectal et en kabyle pour
précisément contrecarrer la propagande adverse diffusée par les émissions de
la Voix des Arabes du Caire.
Sitôt sur le terrain, l’officier expérimente avec bonheur ce
qu’il a étudié en Asie.
Pour l’illustrer, Driss Ghali rapporte quatre anecdotes
mettant en exergue l’action novatrice du théoricien de la
contre-insurrection :
Fermement opposé à tout déplacement forcé des paysans dans
des camps de regroupement où ils sont condamnés à la clochardisation, David
Galula (pp. 88-90) a organisé un système imparable de surveillance des allées
et venues dans le village empêchant ainsi tout départ vers le maquis ou accueil
d’un insurgé.
Considérant à bon droit qu’un rebelle repenti sert bien
mieux la cause de la France qu’un fellagha « au
tapis », l’officier qui abhorre la cruauté n’hésite pas à écouter les
prisonniers qu’il interroge lui-même longuement sans jamais recourir à la
violence (pp. 91-94) dans l’espoir de les retourner et d’utiliser leur
témoignage, parfois largement diffusé, pour contrecarrer la désinformation de
l’ennemi.
Pour forcer les habitants d’un village, récemment attaqué
par le FLN, à coopérer avec l’autorité française en choisissant eux-mêmes leur
responsable municipal, il n’hésite pas (pp. 94-96) à conditionner l’octroi de
l’indispensable moulin à huile à la nomination d’un maire. L’affaire est
délicate car toute l’économie locale repose sur la culture des olives mais la
peur d’apparaitre pro-français face au FLN est tenace. Toutefois les palabres
ne durent pas car, en à peine une journée, l’édile est nommé !
Enfin, pour respectueux qu’il soit des traditions musulmanes
David Galula, n’hésite pas à imposer sa vision du progrès dans une Algérie
qu’il veut française. Lorsque le maire musulman propose la construction d’une
mosquée, il s’y oppose vivement (pp. 96-99) arguant que la création d’une école
et d’un réservoir d’eau sont bien plus importants pour le développement du
pays. L’officier juif souhaite pour tous les indigènes une émancipation
religieuse semblable à celle qu’ont connue les séfarades depuis le décret
Crémieux, rejeté par les musulmans (dans leur immense majorité) pour ne pas
abandonner leur statut personnel religieux.
En août 1958, il retourne en France après deux ans passés en
Kabylie. Les habitants du Djebel Aissa Mimoune qu’il a administrés
interviennent auprès du préfet de Tizi Ouzou pour demander son maintien. En
vain, car le commandant Galula, qui s’est fait connaître par des mémorandums
adressés à ses supérieurs, est rappelé à Paris pour faire profiter de son
expertise l’État-Major de la Défense Nationale. Il y demeura trois ans avant de
quitter l’armée avec le grade de lieutenant-colonel.
De loin, David Galula assiste à l’effondrement de l’Algérie
française où la « Grande Muette (25) » l’a pourtant emporté sur le
plan militaire mais en recourant à des méthodes qu’il a résolument écartées.
Marié à une Américaine, l’officier va profiter de son entregent et répondre à
l’invitation de l’université d’Harvard.
Et Kissinger, comme l’US Army récemment engagée au Viet-Nam,
de vite s’intéresser à l’expérience originale du Français. C’est d’ailleurs sur
le sol américain que celui-ci va rédiger ses ouvrages ; Pacification
in Algeria 1956-1958 en 1963 puis Counterinsurgency
Warfare : Theory and Practice en 1964.
De retour en France l’ex-officier rejoint un poste
commercial dans l’industrie de défense. En 1965, toujours éclectique, il fait
paraître, sous le pseudonyme Jean Caran, un roman déjanté mêlant espionnage et
humour dont l’action se déroule à Hong-Kong au début des années 50 : Les
moustaches du tigre.
En juin 1967, le destin rattrape David Galula qui meut d’un
cancer foudroyant du foie. Il avait 48 ans.
Le théoricien de la contre-insurrection, hormis dans des
cercles très restreints, n’a pas eu le temps de se faire connaître, encore
moins de jouir d’une célébrité qu’il eut largement méritée.
C’est pourquoi il faut remercier Driss Ghali d’avoir
présenté au grand public francophone, avec cet opus de belle facture, l’un des
officiers les plus originaux et talentueux du siècle dernier. En effet, il est
rare de pacifier une insurrection en respectant les « lois de la
guerre » et la morale. C’est dire combien, dans l’histoire militaire,
David Galula est une heureuse exception.
L’auteur, dans la dernière partie de son travail bien étayé,
insiste également sur l’influence décisive de la pensée de Galula sur l’armée
américaine, d’abord très timidement au Viet Nam, mais surtout dans sa tentative
de pacification de l’Irak sous le commandement du général Petraeus. Ce dernier
fit d’ailleurs lire les œuvres du Français à tous les officiers de son
état-major.
Cependant, Driss Ghali va plus loin encore. Il propose dans
une conclusion stimulante de solliciter à nouveau le théoricien français pour
lutter contre Al-Qaïda.
Précisons qu’à l’heure où une immigration musulmane
incontrôlée fait resurgir le spectre d’une nouvelle guerre d’Algérie, mais sur
le sol métropolitain cette fois, la lecture de cet ouvrage est une ardente
nécessité. En effet, seuls des hommes de la trempe d’un David Galula seront
capables de s’imposer, avec efficacité mais aussi humanité, pour contrer l’état
de belligérance qui gagne chaque jour davantage des pans entiers du territoire.
Enfin, dans une postface courte mais émouvante (p. 193),
l’auteur appelle le Maroc à rendre hommage à l’un des siens, séfarade qui a
grandi à Casablanca où il est passé par le prestigieux Lycée Lyautey. Premier
résident général au Maroc, Hubert Lyautey, comme David Galula, avait compris
que la France ne pouvait rien construire dans ses colonies sans l’appui sincère
et enthousiaste des autochtones. Là réside la leçon de deux très grands
militaires français qui ont grandi – spirituellement – en Afrique du Nord. Tel
est l’enseignement essentiel de cette biographie rédigée par un musulman
amoureux de la civilisation française.
Winston Belmonte (le 26 mars 2025)
Note 1 : Il s’agit de l’une des sept nouvelles
indiennes composant le recueil In Black and White publié
originellement, en 1888, à Allahabad (Inde britannique).
Note 2 : Le célèbre adage français est traduit
directement de la première phrase du récit (publié en 1888) dont nous
communiquons ci-après le paragraphe initial : “Lalun is a member
of the most ancient profession in the world. Lilith was her very-great-grandmamma, and that
was before the days of Eve as everyone knows. In the West, people say rude
things about Lalun's profession, and write lectures about it, and distribute
the lectures to young persons in order that Morality may be preserved. In the
East where the profession is hereditary, descending from mother to daughter,
nobody writes lectures or takes any notice; and that is a distinct proof of the
inability of the East to manage its own affairs.”
Note 3 : Outre ses frasques et son talent littéraire,
Stanislas de Boufflers (1738-1815) s’est aussi fait connaître comme un
gouverneur du Sénégal (1786-1787) aussi intelligent dans sa gestion
qu’altruiste vis-à-vis des indigènes. Il figure parmi les membres fondateurs de
la Société de Amis des Noirs en 1788.
Note 4 : C’est l’année de naissance de Bismarck, tout
un symbole !
Note 5 : Le 18 octobre 1812 sonne la retraite de
l’armée de l’armée française de Moscou brûlée tandis que le prince Koutouzoz
remporte, à une cinquantaine de kilomètres plus au sud, la victoire de
Taroutino face au roi de Naples, Joachim Murat (1767-1815).
Note 6 : Défaite finale de Napoléon à Waterloo le 18
juin 1815.
Note 7 : Koutouzov (1745-1813) a perdu l’œil droit dans
un combat contre les Turcs.
Note 8 : Le Vice-amiral Horatio Nelson (1758-1805)
avait également contracté le paludisme en Inde !
Note 9 : Wellesley (1769-1852) est fait duc de
Wellington le 3 mai 1814 après la première abdication de Napoléon le 4 avril
1814, à Fontainebleau.
Note 10 : L’événement est immortalisé par la célèbre
toile de Goya exposée au Prado, « El dos de mayo de 1808 en Madrid ».
Note 11 : Le mot signifie « petite guerre »
en castillan (guerrilla). Il est entré dans le vocabulaire
français avec un accent aigu sur le « e ».
Note 12 : Il est marquis de La Piconnerie.
Note 13 : Les 27, 28 et 29 juillet 1830.
Note 14 : Nom turc d’une province dans la Régence
d’Alger (1516-1830) dirigé par un bey (gouverneur) sous l’autorité du Dey
d’Alger, lui-même soumis (au moins nominalement) à la Sublime Porte.
Note15 : Ces départements, inspirés vraisemblablement
des beyliks ottomans, connaîtront des subdivisions successives à partir de
1955. Ils deviendront 15 à la veille de l’indépendance.
Note16 : Ce fut aussi le cas du christianisme
totalement éradiqué par la conquête arabe.
Note 17 : Il faut noter que la conquête dite
« de l’Algérie » par la France amputa le Maroc de toute une frange de
territoires qui sont restés algériens, après 1962, en dépit des promesses des
nationalistes algériens.
Note 18 : On ne dénoncera jamais assez le crime majeur
de toute colonisation imposée par la force : le mépris de l’indigène.
Note 19 : Il permet, depuis sa promulgation en 1870, à
tout séfarade algérien de devenir citoyens français de plein droit en renonçant
au statut personnel religieux. Des dispositions similaires existaient pour les
musulmans depuis un sénatus-consulte de 1865.
Note 20 : C’est une émanation militaire du Parti
communiste vietnamien, créée en 1941, et regroupant tous les nationalistes
combattant pour l’indépendance du pays.
Note 21 : Ainsi appelle-t-on en arabe marocain le Casablancais.
Note 22 : C’est le pluriel de moudjahid (prononciation
dialectale de mujâhid مجاهد) qui signifie au propre
« combattant de la foi ».
Note 23 : En Afrique du Nord, le terme désigne des
« brigands de campagne ». Le terme est emprunté à l’arabe littéral (fallâq فلّاق au
singulier et فلّاقة fallâqah au pluriel) :
« coupeur de tête ».
Note 24 : Mao et Giap ont cependant démenti cette
règle, en gagnant par la force des armes ; le premier contre Tchang
Kaï-chek (1887-1975), le second contre le général de Castries (1902-1991).
Note 25 : Elle ne l’a pas toujours été, notamment le 21
avril 1961, lors d’une tentative infructueuse de putsch menée par les quatre
généraux Challe (1905-1979), Jouhaud (1905-1995), Salan (1899-1984) et Zeller
(1898-1979).
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