PS mais aussi résumé :
Marie Docher et Odile Fillod m'ont répondu : "nous ne sommes pas du même club",
je leur ai alors demandé : " quelle serait la différence entre nous ? ", elles m'ont répondu sur facebook, je ne divulguerai donc pas leur message ici, mais je qualifierai cette réponse de niveau "borborygmal", inconsistant, inepte, absurde, me prêtant des idées que je n'ai pas et ne partage pas pour en conclure qu'elles ne les partagent pas. Passionnant.
Deux féministes répondent à Judith Butler après les attentats de novembre :
Elles écrivent notamment :
" citation de Judith Butler : « Qu’ils aient choisi pour cible un concert de rock – un endroit idéal pour un massacre, en fait – a été expliqué : ce lieu accueillait l’« idolâtrie » et « une fête de perversité ». Je me demande comment ils connaissent le terme « perversité ». On dirait qu’ils ont des lectures étrangères à leur domaine de spécialité. »
Leur commentaire :
Par son « en fait » et par cette dernière remarque, Judith Butler semble sous-entendre que le communiqué attribué à l’EI revendiquant les attentats est un faux. Est-il nécessaire de souligner encore une fois que cela demanderait à être sérieusement argumenté ? Et si ce passage ne constitue pas une telle insinuation, que signifie-t-il ? En s’interrogeant en ces termes sur les lectures et le vocabulaire des membres de l’EI, Judith Butler montre qu’elle semble ignorer que de nombreux occidentaux ont rejoint l’EI. Elle fait surtout preuve non seulement d’une vision orientaliste teintée de mépris à l’égard des partisans de l’EI, mais aussi d’une méconnaissance crasse de l’idéologie de l’islamisme radical. Comment en effet peut-elle ignorer que le mot « pervers » est utilisé des dizaines de fois dans le Coran, et en particulier à de multiples reprises pour qualifier les « incroyants », par exemple dans un passage qui justement peut sembler appeler les croyants à les châtier ?[v]Sans doute Judith Butler n’a-t-elle jamais pris la peine de lire le Coran, ce qui est fort dommage car cela lui permettrait de comprendre pourquoi les salafistes, les adeptes de l’islam wahhabite et autres fondamentalistes prônant une lecture littérale du Coran, c’est-à-dire une infime minorité des musulmans mais une minorité malheureusement très agissante, prônent par construction le rejet, en tant qu’ « idolâtrie » et « perversion », de valeurs fondamentales pour nos sociétés telles que le respect des lois votées selon un processus démocratique ou le principe d’égalité des droits entre femmes et hommes – ce qu’impliquerait de même une lecture littérale des textes sacrés du judaïsme et du christianisme[vi]."
Et :
" Bien que Judith Butler semble pour l’instant ne pas pouvoir concevoir qu’il existe des alternatives entre être dans l’impasse et se jeter dans les bras d’un État policier, nous voyons dans ce passage une bonne nouvelle. Oui, c’est une bonne nouvelle, parce que sans trop nous avancer, il nous semble que nous les connaissons bien, ses amis. Nous les connaissons bien car nous partagions les mêmes combats. Ils étaient même nos amis aussi, eux ou leurs semblables. Et puis nos amitiés se sont défaites jusqu’à éclater avant les attentats de novembre, selon une logique presque mécanique, violente. Pourquoi ?
Pour une raison assez simple : ils ont construit depuis des années un système de pensée binaire dont le logiciel est bien trop simpliste pour décoder le monde. Et si nos amitiés ont volé en éclat, c’est que nous ne pouvions ni ne voulions les suivre dans l’impasse dans laquelle ils fonçaient."
Je leur écris :
à Odile
Filllot et Marie Docher
j'ai lu votre article
dans » les mots sont tres importants »,
pour ma part, j'ai toujours
milité pour les droits humains et pour les droits des femmes, et je suis dans
le mouvement féministe depuis 1992 (la guerre d'ex yougoslavie) mais j'ai
étudié l'islam apres le 11 septembre et j'écris contre cette doctrine depuis
plus de 10 ans maintenant,
et effectivement, je
fais face à un refus quasi total d'écoute des féministes dirigeantes, qui
toutes "croient" dur comme fer à toute la propagande d'apologie de
l'islam, ALORS QU'ELLES REFUSENT DE LIRE LES OUVRAGES (ACADEMIQUES) DE ET SUR
L'ISLAM,
et effectivement, je
me suis tournee vers la presse de droite pour etre publiée sur ces sujets et
j'approuve des mesures de prudence prônées par la droite la plus à droite,
parce que ce sont les seules raisonnables compte tenu de cette doctrine
coranique,
non seulement j'ai
perdu des amis mais je fais l'objet de campagne de diffamation et pire,
J'accuse ces aveugles
volontaires d'etre coupables des attentats de Toulouse, les vrais coupables ce
sont ceux qui ont cultivé un Mohammed Merah puisqu'il a été élevé en France, et
que si toutes ces personnes qui se plaisent à diffamer des féministes, laique
et juive comme moi, avaient fait le meme travail d'alerte que moi, ce jeune
garçon n'aurait peut etre pas fini endoctriné à ce point. Ma colère est
immense.
Ma colère et mon
dégout sont immenses que l'émotion soit plus forte pour la perte d'adultes de
Charlie Hebdo ou du Bataclan, que pour les enfants assassinés à Toulouse.
Maud Tabachnik avait
prévu dans un de ses romans un crime comme celui de Beslan. Tout le monde a
oublié Beslan, sinon, n'y a meme pas preté la moindre attention. Alors bientôt
Beslan aura lieu en France.
J'ai un blog féministe
et des mini-blogs sur des sujets particuliers : judaisme, islam, mes textes
seuls, dont un sur les auteures féministes de Riposte laique, dont beaucoup
l'ont délaissé depuis, et ne se retrouvent plus dans aucun lieu de publication.
Des rédactrices de
Prochoix se sont répandues en mensonges et calomnies contre moi, car mes
articles sur l'islam contredisent la petite théorie de Caroline Fourest selon
laquelle critiquer l'islamisme est bien mais critiquer l'islam est raciste.
Petite théorie qui est une sombre stupidité dont quantité d'ex-musulmans disent
l'ineptie. Taslima Nasreen, Ayaan Hirsi Ali, Ibn Warraq, Wafa Sultan, Mark
Gabriel, Brother Rachid ...
D'autres féministes
connues m'ont soutenue, d'autres ont refusé de s'affronter à Caroline, d'autres
qui ne me connaissent pas ont cru à leurs calomnies.
Je sais que d'autres
féministes que moi ont mes idées sur la loi islamique et craignent de les
exprimer par peur des musulmans fanatiques, ce qui fait que nous sommes comme
des tas d'autres opposants à l'islam dans le monde, notamment dans les pays
musulmans : invisibles. inisibles ou peu visibles, mais accusés de racisme ou
de démence ( pour les ex musulmans).
Merci de prendre la
parole sur ce sujet.
PS :
Marie Docher et Odile Fillod m'ont répondu : "nous ne sommes pas du même club",
je leur ai alors demandé : " quelle serait la différence entre nous ? ", elles m'ont répondu sur facebook, je ne divulguerai donc pas leur message ici, mais je qualifierai cette réponse de niveau "borborygmal", inconsistant, inepte, absurde, me prêtant des idées que je n'ai pas et ne partage pas pour en conclure qu'elles ne les partagent pas. Passionnant.
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Judith
Butler à Paris, ou l’impasse du Bataclan
Judith
Butler est philosophe et professeure à l’université de Berkeley aux USA. Le 16
novembre, le site de l’éditeur Verso Books a publié une « lettre écrite
depuis Paris » signée par elle datée du 14 novembre 2015. Une traduction
(un peu imprécise) en a été publiée par Libération trois jours plus tard[i]. Le
texte a fait l’objet de nombreux relais par des comptes Twitter et pages
Facebook anglophones. Nous l’avons lu et pris le temps de l’analyser. Judith
Butler n’est pas la première philosophe venue : elle a notamment publié en
1990 Trouble dans le genre, un livre indéniablement
important. Cette « lettre de Paris » concentre les éléments clés
d’une rhétorique qui nous secoue depuis janvier 2015, avec ses dangereux
amalgames et contre-vérités. Nous avons estimé qu’il était nécessaire de les
souligner.
« A la télévision, on a débattu […] de la
manière de lutter contre l’ « Islam », une entité aux contours flous. […]
On reproche aux commentateurs qui cherchent à faire la distinction entre les
diverses communautés musulmanes et les multiples opinions politiques d’ergoter
sur des « nuances« . Apparemment, il faut que l’ennemi
soit entier et singulier pour être vaincu, et la différence entre musulman,
djihadiste et EIIL[ii] se
brouille dans le discours public. Les experts étaient certains de savoir
qui était l’ennemi avant même que l’EIIL ne revendique les attentats. »
Judith Butler a écrit ce texte le 14 novembre et prétend avoir
regardé la télévision publique française[iii].
Nous avons, comme beaucoup d’autres, scruté les informations, analyses et
débats sur France 2 le 14 novembre. Nous n’avons à aucun moment (ni ce jour-là,
ni les suivants d’ailleurs) entendu de tel discours. Personne à notre
connaissance n’a parlé de lutter contre « l’islam ». Il conviendrait
que Judith Butler dise sur quelle chaîne, quand et par qui de tels propos ont
été tenus – ce dont nous nous permettons de douter, car nous n’en avons vu
nulle trace. Le cas échéant, ces propos seraient extrêmement marginaux, et il
resterait profondément mensonger de laisser croire que cela refléterait ce dont
il a été question « à la télévision » française. Inutile de préciser
qu’un tel mensonge diffusé à l’étranger est susceptible d’avoir de graves
conséquences.
Loin d’entendre reprocher aux commentateurs cherchant à faire des distinctions
d’ergoter sur des nuances – là encore, qui, quand, où donc ? –, nous avons
au contraire constaté un soin constant, de la part des journalistes comme de
tous les intervenants, à distinguer les musulmans en général non seulement des
djihadistes et de l’autoproclamé État islamique, mais plus généralement des
courants islamistes et salafistes. Il est extrêmement grave de laisser entendre
à l’ensemble de la communauté internationale anglophone que « la
différence entre musulman, djihadiste et EIIL se brouille dans le discours
public ». C’est tout simplement faux, scandaleusement faux.
Les experts étaient en effet certains qu’il s’agissait d’une attaque menée par
des djihadistes ayant fait allégeance à l’EI, car ils connaissent très bien ces
réseaux et avertissaient de longue date de l’imminence de leur passage à
l’acte. Pourquoi faire cette remarque sur les experts ? Judith Butler
insinue-t-elle, comme Hani Ramadan[iv], que
les auteurs de l’attentat ne sont peut-être pas ceux que l’on prétend, ou
qu’ils n’ont rien à voir avec l’EI ? Le cas échéant, cela demanderait à être
sérieusement argumenté.
« Qu’ils aient choisi pour cible un
concert de rock – un endroit idéal pour un massacre, en fait – a été expliqué :
ce lieu accueillait l’« idolâtrie » et « une fête
de perversité ». Je me demande comment ils connaissent le terme
« perversité ». On dirait qu’ils ont des lectures étrangères à leur
domaine de spécialité. »
Par son « en fait » et par cette dernière remarque,
Judith Butler semble sous-entendre que le communiqué attribué à l’EI
revendiquant les attentats est un faux. Est-il nécessaire de souligner encore
une fois que cela demanderait à être sérieusement argumenté ? Et si ce
passage ne constitue pas une telle insinuation, que signifie-t-il ?
En s’interrogeant en ces termes sur les lectures et le vocabulaire des membres
de l’EI, Judith Butler montre qu’elle semble ignorer que de nombreux
occidentaux ont rejoint l’EI. Elle fait surtout preuve non seulement d’une
vision orientaliste teintée de mépris à l’égard des partisans de l’EI, mais
aussi d’une méconnaissance crasse de l’idéologie de l’islamisme radical. Comment
en effet peut-elle ignorer que le mot « pervers » est utilisé des
dizaines de fois dans le Coran, et en particulier à de multiples reprises pour
qualifier les « incroyants », par exemple dans un passage qui
justement peut sembler appeler les croyants à les châtier ?[v]
Sans doute Judith Butler n’a-t-elle jamais pris la peine de lire
le Coran, ce qui est fort dommage car cela lui permettrait de comprendre
pourquoi les salafistes, les adeptes de l’islam wahhabite et autres
fondamentalistes prônant une lecture littérale du Coran, c’est-à-dire une
infime minorité des musulmans mais une minorité malheureusement très agissante,
prônent par construction le rejet, en tant qu’ « idolâtrie » et
« perversion », de valeurs fondamentales pour nos sociétés telles que
le respect des lois votées selon un processus démocratique ou le principe
d’égalité des droits entre femmes et hommes – ce qu’impliquerait de même une
lecture littérale des textes sacrés du judaïsme et du christianisme[vi].
« Dans la salle de concert, l’un des
assaillants responsables des 89 assassinats sauvages s’est apparemment
lancé dans une diatribe contre la France, l’accusant de ne pas être intervenue
en Syrie (contre le régime d’Assad), et reprochant à l’Occident son
intervention en Irak (contre le régime bassiste). Donc, il ne s’agit pas d’une
position, si l’on peut dire, contre l’intervention occidentale dans
l’absolu. »
Ce passage vient encore renforcer notre sentiment que selon
l’auteure, le texte de revendication par l’EI pourrait être un faux. On croit
comprendre que les terroristes n’auraient pas agi pour le compte de l’EI, et en
tout cas pas en réaction au soutien de l’armée française à la coalition
internationale engagée contre lui, ni de manière plus générale à la lutte
qu’elle mène ici ou ailleurs contre l’islamisme radical armé. Quoi qu’il en
soit, les tueurs auraient « donc » en fait agi (à bon droit ?) contre
la France en réaction à sa non-intervention contre le régime d’Assad et à
l’intervention occidentale contre celui de Saddam Hussein.
Faut-il rappeler que la France s’est au contraire opposée – et n’a pas
participé – à l’intervention de la coalition occidentale menée par les
États-Unis contre Saddam Hussein ? Faut-il rappeler que la France a
également au contraire tenté de mobiliser la communauté internationale pour
qu’elle intervienne contre Bachar Al-Assad et s’apprêtait à le faire à l’été
2013, mais que le projet a capoté notamment à cause de l’opposition des
États-Unis ?[vii]
Cette présentation faussée de l’histoire a pour effet de
consolider l’amalgame construit par ceux qui cherchent à enrôler le plus grand
nombre dans une guerre contre « l’Occident », cette entité uniforme
qui serait notamment caractérisée par une indifférence totale aux massacres de
populations dès lors qu’elles sont musulmanes. Comme le résumait l’ancien juge
anti-terroriste Marc Trévidic en septembre 2015, évoquant les attentats
qui ne manqueraient pas de se produire à court terme en France : « Les
djihadistes se présentent comme les seuls vrais défenseurs d’un Islam opprimé
par l’Occident. C’est ce que j’entendais sans arrêt lors des auditions. Ils
évoquent les guerres d’Irak, le conflit israélo-palestinien, sélectionnent les
arguments pour légitimer leur action »
Par ailleurs, si Judith Butler s’indigne de l’inaction occidentale face au
massacre de la population syrienne par Bachar Al-Assad, que n’a-t-elle protesté
contre l’absence d’intervention de son pays en 2013 (sauf erreur de notre
part, elle ne l’a pas fait) ? Pourquoi ne proteste-t-elle pas contre le soutien
imposé au reste du monde par les Etats-Unis, la Russie et l’Iran au régime de
Bachar Al-Assad, soutenu également par le Hezbollah ? Peut-être serait-il
temps pour elle de prendre clairement ses distances vis-à-vis de ce dernier,
que dans une autre inversion ébouriffante elle a qualifié, avec le Hamas, de
mouvement « progressiste » et « de gauche »[viii].
« D’après les débats qui ont eu lieu à la
télévision publique immédiatement après les événements, il semble clair
que « l’état d’urgence », bien que temporaire, annonce un Etat
sécuritaire renforcé. A la télévision, on a débattu de la militarisation de la
police (comment « achever » le processus) […] Et pourtant,
tout bouffon qu’il est, c’est lui [Hollande] le chef des armées maintenant. La
distinction Etat/armée se dissout sous l’effet de l’état d’urgence. Les gens
veulent voir la police, et ils veulent une police militarisée pour les
protéger. Un souhait dangereux, même s’il est compréhensible. […]
Sommes-nous en train de pleurer les morts ou de nous soumettre à la puissance
d’un Etat de plus en plus militarisé et à la suspension de la démocratie ?
Comment cette dernière peut-elle fonctionner plus facilement lorsqu’on la fait
passer pour la première ? […] Par ailleurs, l’État explique qu’il doit
aujourd’hui restreindre les libertés pour défendre la liberté, ce qui semble
être un paradoxe qui n’embarrasse pas les experts cathodiques. […] L’État […]
prépare une militarisation encore plus poussée de la police. […] Il semble que
la peur et la colère puissent conduire à se jeter violemment dans les bras d’un
État policier. »
Si l’on comprend bien, les attentats seraient en passe
d’accélérer un processus déjà bien engagé de militarisation de l’Etat et de la
police, les français apeurés et rageurs seraient sur le point d’y adhérer, et
tout cela avec la complicité active des médias… Que dire ? Il nous semble
tout simplement que Judith Butler nous parle d’un autre pays. S’il est vraiment
nécessaire d’alerter l’opinion internationale (rappelons que cette
« letter from Paris » a été publiée en anglais), et incidemment les
Français, sur cet état de fait, alors cela mérite d’y mettre un autre soin et
d’autres moyens que ces propos à l’emporte-pièce.
« Les aspects bénéfiques des pouvoirs
spéciaux accordés à la puissance souveraine au titre de l’état d’urgence, comme
la possibilité offerte à tous de se faire raccompagner chez soi gratuitement en
taxi hier soir ou l’ouverture des hôpitaux à toutes les personnes touchées, les
y amènent aussi » (à souhaiter cet état d’urgence)
Le soir des attentats, des taxis ont de leur propre initiative
raccompagné bénévolement certaines personnes présentes à Saint-Denis ou dans
les arrondissements parisiens concernés. Cela n’a absolument rien à voir avec
une quelconque décision de l’État, et encore moins avec l’instauration de
l’état d’urgence. Par ailleurs, Judith Butler semble ignorer qu’en France, les
hôpitaux publics sont ouverts à tous, prenant en charge toute personne blessée
(y compris étrangère) sans qu’elle ait à présenter au préalable une garantie de
paiement, comme c’est malheureusement le cas aux États-Unis. Là encore, rien à
voir avec l’état d’urgence ni même avec une situation exceptionnelle.
Judith Butler ne fait pas ici seulement preuve d’ignorance, car elle affirme en
outre que ces soi-disant aspects bénéfiques de l’état d’urgence amènent les
gens à le désirer. Au-delà de la distorsion des faits, le raisonnement est
indigent. Insinuer que « les gens » seraient assez stupides et vénaux
pour adhérer à n’importe quelle mesure sécuritaire juste pour bénéficier de
services gratuits est profondément méprisant.
« Il n’y a pas de couvre-feu, mais les
services publics sont réduits au minimum et aucune manifestation n’est
autorisée. Même les « rassemblements » d’hommage aux morts étaient
techniquement illégaux. […] L’État défend la version de la liberté
attaquée comme l’essence même de la France, et pourtant, il suspend la liberté
de réunion (« le droit de manifester ») au
beau milieu de sa période de deuil […] »
Pour commencer, les services publics sont réduits au minimum le
week-end en France : ce qu’elle décrit ce samedi-là relève tout simplement
de l’ordinaire. Par ailleurs, les lieux publics culturels – pas les services
publics – ont été fermés en Ile-de-France pendant deux jours et demi (leur
réouverture a été annoncée par le ministère de la culture le 16 novembre). En
quoi était-il choquant que temporairement et localement, certains lieux
concentrant des milliers de personnes soient fermés alors que des participants
au carnage étaient encore libres d’agir ?
Ensuite, les manifestations sur la voie publique ont été interdites par arrêté
préfectoral à Paris, en Hauts-de-Seine, en Seine-Saint-Denis et dans le
Val-de-Marne entre samedi 14 midi et jeudi 19 novembre midi. Etait-il, encore
une fois, choquant de prendre de telles mesures locales et temporaires dans ce contexte ?
Des rassemblements ont quand même eu lieu à Paris sans être réprimés, et il y
en a eu dans toute la France[ix].
L’État n’a pas suspendu « le droit de manifester », ni a fortiori la
« liberté de réunion ». L’état d’urgence donne seulement la possibilité,
au cas par cas, d’interdire des manifestations présentant un risque pour
l’ordre public, et c’est cela qui a été fait et continue à l’être ici et là –
avec certes un risque d’arbitraire, mais dont le coût politique pour le
gouvernement serait à notre avis bien trop exorbitant pour qu’il s’aventure à
en abuser.
« Il existe aussi une politique des noms
: EIIS, EIIL, Daech. La France refuse de dire « état islamique », car cela reviendrait à en reconnaître
l’existence en tant qu’État. Elle tient également à garder le
terme « Daech », évitant ainsi de faire entrer un mot arabe
dans la langue française[x]. »
Tout d’abord, Laurent Fabius a exprimé en septembre 2014 le
souhait que l’EI soit appelé « Daech », mais pas pour les raisons
avancées ici. Voici ce qu’il a expliqué devant l’assemblée nationale à ce
sujet : « Le
groupe terroriste dont il s’agit n’est pas un État. Il voudrait l’être, il
ne l’est pas, et c’est lui faire un cadeau que l’appeler “État”. De la
même façon, je recommande de ne pas utiliser l’expression “État islamique”, car
cela occasionne une confusion entre l’islam, l’islamisme et les musulmans »[xi]. Eu égard à ce qu’on a vu plus haut, les lecteurs apprécieront la
manipulation opérée par Judith Butler.
Ensuite, malgré cette recommandation exprimée par le ministre des
affaires étrangères, l’expression « état islamique » et l’acronyme
« EI » sont très largement utilisés dans la presse et par des
représentants politiques. Qu’est-ce donc pour elle que « la France » ?
Lit-elle la presse française, regarde-t-elle vraiment la télévision
française ?
Enfin, « Daech » est la translittération de « داعش »,
acronyme de l’auto-désignation en arabe du groupe en question, utilisé
pour la première fois en 2013 par un opposant syrien sur le plateau d’une
chaîne saoudienne[xii]. On
ne voit donc pas en quoi utiliser ce terme arabe ferait moins entrer un mot
arabe dans la langue française qu’utiliser comme le fait Judith Butler
« ISIL » (« EIIL » en français) – et si elle était
arabisante, elle se serait rendu compte que Hollande essaie même de le
prononcer correctement, ce qui l’amène à dire plutôt « daach ». En
outre, laisser entendre que « la France » serait en quelque sorte
« arabo-phobique » sur le plan linguistique est parfaitement insensé
(que d’ignorance là encore, au point qu’on finit par se demander si elle est
feinte), et c’est une fois de plus insultant et potentiellement lourd de
conséquences.
« Les candidats à la présidentielle font
chorus : Sarkozy propose maintenant d’ouvrir des camps de rétention, en
expliquant qu’il est nécessaire d’arrêter ceux qui sont suspectés d’avoir des
liens avec les djihadistes. Et Le Pen réclame des « expulsions »,
après avoir tout récemment traité les nouveaux migrants de
« bactéries » »
Ce ne sont d’abord pas « les candidats à la
présidentielle », pour deux raisons : la première est qu’il y a
d’autres candidats, à gauche comme à droite, et la seconde est que la
proposition attribuée à Sarkozy n’est pas la sienne. C’est Laurent Wauquiez qui
a suggéré le matin du 14 novembre que « toutes les personnes fichées
soient placées dans des centres d’internement », et cette proposition
ridicule n’a pas été reprise par Sarkozy[xiii].
Elle a rapidement été balayée, l’état de la démocratie et la vigilance des
citoyens n’ayant pas atteint un état de délabrement tel qu’on puisse
aujourd’hui en France faire l’équivalent de ce que les États-Unis ont fait à
Guantánamo.
Il faut semble-t-il rappeler qu’une telle disposition serait non seulement
totalement illégale en temps normal, mais qu’elle est même explicitement exclue
par la loi relative à l’état d’urgence : l’assignation à résidence pouvant
être prononcée à l’encontre de personnes « dont l’activité s’avère
dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics […] ne pourra avoir pour
effet la création de camps où seraient détenues les personnes visées »[xiv]. Que
la revue Vacarme ait publié un article surfant sur les
mêmes amalgames et désinformation (en allant encore plus loin) n’est sans doute
pas un hasard[xv].
Marine Le Pen réclame quant à elle depuis le mois d’août 2015 que les « étrangers connus pour leurs liens avec
l’islamisme radical » ne soient plus seulement fichés mais expulsés[xvi].
Elle n’a donc pas attendu les attentats du 13 novembre pour exprimer cette
demande, ni ne l’a à notre connaissance élargie à cette occasion. Par ailleurs,
elle n’a pas récemment traité les nouveaux migrants de « bactéries ».
Ce qu’elle a déclaré est parfaitement infondé et relève d’une rhétorique
abjecte, mais c’est assez différent : elle a qualifié d’
« immigration bactérienne » le prétendu risque sanitaire induit par
la présence de « maladies contagieuses non européennes liées à l’afflux
migratoire »[xvii].
L’idéologie xénophobe de Marine Le Pen est bien connue, et il est clair que
Nicolas Sarkozy chasse sur les mêmes terres : nul besoin de travestir
leurs propos. Il est surtout malhonnête de laisser croire que le discours de
ces deux personnes est représentatif de l’état général ou majoritaire de l’opinion
publique française ou de ses représentants politiques.
« Qu’il soit clair que l’un des tueurs,
d’origine syrienne, soit entré en France via la Grèce pourrait bien donner à la
France une raison de renforcer sa guerre nationaliste contre les
migrants. »
Un passeport syrien a en effet été retrouvé immédiatement après
les explosions à Saint-Denis, comme laissé en évidence à dessein. La question
de sa validité et de la possible manipulation destinée à susciter un mouvement
anti-migrants a tout de suite été soulevée dans les média. Il est étonnant que
Judith Butler ait quant elle eu dès le 14 novembre la certitude que l’un des
tueurs était « d’origine Syrienne » car à ce jour, l’identité réelle
du porteur de ce passeport (apparemment faux) n’a pu être déterminée. D’où
cette information certaine lui est-elle venue ? Si Judith Butler ne s’est en
réalité basée que sur une rumeur imprécise, hypothèse qui nous paraît plus
raisonnable, il nous semble significatif qu’elle n’ait pas hésité à la
transformer ici en fait établi.
Le fait que deux au moins des tueurs impliqués dans les attentats du 13
novembre soient (re)venus de Syrie a pour l’instant donné lieu à une seule
décision de la France : le rétablissement des contrôles à ses frontières –
ou plutôt son annonce, car on peut douter qu’elle soit en capacité de le faire.
Est-il délirant de tenter d’éviter que des personnes connues pour être parties
« faire le djihad » en Syrie et projetant des attentats en Europe
rentrent tranquillement en France sans être le moins du monde inquiétées ?
Judith Butler n’a peut-être pas idée du gouffre qui existe entre le degré de
contrôle des frontières états-uniennes et celui des pays membres de l’UE.
Par ailleurs, alors que suite aux attentats de Paris et dès le
19 novembre, la Chambre des représentants des Etats-Unis a voté à une
large majorité un durcissement des conditions d’accueil des réfugiés syriens et
irakiens, François Hollande a de son côté précisé le 16 novembre devant le
Congrès que les attentas ne remettaient nullement en question l’engagement
d’accueillir 30 000 réfugiés pris par la France en septembre. Il a notamment
rappelé au contraire qu’un certain nombre d’entre eux, venant de Syrie et
d’Irak, fuient les territoires contrôlés par l’EI et « sont les victimes
de ce même terrorisme ». Une déclaration qui contraste de manière
frappante non seulement avec la décision états-unienne, mais aussi avec celle
de Donald Trump, candidat à l’investiture républicaine pour la prochaine
présidentielle, qui avait promis en septembre d’expulser tous les réfugiés en
provenance de cette zone de guerre admis jusqu’à présent s’il était élu[xviii] –
même Marine Le Pen n’a pas osé se vautrer dans une telle xénophobie.
Rappelons enfin que la France a tenté avec l’Allemagne d’imposer à tous les
pays de l’UE d’accueillir un certain quota de migrants. Nous ne pensons pas que
la politique française vis-à-vis des migrants soit satisfaisante, très loin de
là. Mais de là à dire que la France mène une « guerre nationaliste contre
les migrants »… Que dire alors des Etats-Unis, ou encore de la Hongrie,
qui a refusé les quotas au motif qu’un afflux d’immigrés « musulmans dans
leur majorité » constituerait une menace pour l’identité chrétienne de
l’Europe[xix] ?
Bref, il semble qu’une fois de plus, Judith Butler aime à (se) faire peur en
tordant le sens des mots et en projetant abusivement sur la France une réalité
qui est plutôt états-unienne.
« Le deuil semble strictement limité au
cadre national. Les près de 50 morts de la veille à Beyrouth sont à peine
évoqués, et l’on passe sous silence les 111 tués en Palestine au cours des
dernières semaines, ou les victimes à Ankara. »
Les morts de l’attentat de Beyrouth, de même que ceux d’Ankara,
ont fait la une des médias nationaux. Ceux-ci informent aussi très
régulièrement de l’évolution du conflit israélo-palestinien, et ne manquent pas
de faire savoir que l’armée israélienne tue des civils palestiniens. Quel est
le reproche qu’adresse ici Judith Butler, et à qui – François Hollande, les
français, leurs médias ? Est-ce de n’avoir pas décrété de « deuil
national » pour les morts qu’elle cite ? Est-ce de parler presque
exclusivement des morts d’un attentat particulièrement meurtrier au lendemain
de celui-ci ?
Comme ailleurs dans son texte, Judith Butler procède ici par sous-entendu,
d’une façon aussi peu rigoureuse que déplaisante. Car que viennent faire ici
les tués en Palestine ? Qu’est-ce qui rassemble les victimes citées si ce
n’est qu’elles sont toutes présumées musulmanes ou de culture musulmane ?
Pourquoi ne pas citer par exemple (au hasard) les Yézidis tués par centaines
par l’EI ou les victimes de Boko Haram ? Après avoir prétendu faussement qu’une
doxa anti-islam s’étalait à la télévision française, s’agit-il ici d’insinuer
que les français seraient insensibles à la mort de ces catégories de personnes
en particulier ? Quoi qu’il en soit, cette « inégalité de traitement »
des victimes est très loin d’être propre à la France, et il existe de
nombreuses raisons autres que l’indifférence/racisme anti-arabes ou
anti-musulmans pour l’expliquer.
« La plupart des gens que je connais
disent être « dans l’impasse », incapables de faire le
point sur la situation. […] Il semble que la peur et la colère puissent
conduire à se jeter violemment dans les bras d’un État policier. Je suppose que
c’est la raison pour laquelle je préfère ceux qui se trouvent dans
l’impasse. »
Bien que Judith Butler semble pour l’instant ne pas pouvoir
concevoir qu’il existe des alternatives entre être dans l’impasse et se jeter
dans les bras d’un État policier, nous voyons dans ce passage une bonne
nouvelle. Oui, c’est une bonne nouvelle, parce que sans trop nous avancer, il
nous semble que nous les connaissons bien, ses amis. Nous les connaissons bien
car nous partagions les mêmes combats. Ils étaient même nos amis aussi, eux ou
leurs semblables. Et puis nos amitiés se sont défaites jusqu’à éclater avant
les attentats de novembre, selon une logique presque mécanique, violente.
Pourquoi ?
Pour une raison assez simple : ils ont construit depuis des années un
système de pensée binaire dont le logiciel est bien trop simpliste pour décoder
le monde. Et si nos amitiés ont volé en éclat, c’est que nous ne pouvions ni ne
voulions les suivre dans l’impasse dans laquelle ils fonçaient. Penser le monde
en deux camps opposés est non seulement une impasse, mais alimente la division
et les haines. Ces camps, ces groupes, sont des amalgames de gens extrêmement
variés qu’ils regroupent par mots-clés. Celui auquel ils n’appartiennent pas,
mais auquel ils se rattachent pour de multiples raisons, c’est le camp des
dominés, des racisés, de l’anti-impérialisme ou anticolonialisme, des musulmans,
par définition victimes et par construction à défendre quoi qu’il arrive si
l’on est de gauche, et l’autre camp est celui des dominants, du racisme, de
l’islamophobie, de l’impérialisme et du néo-colonialisme, des chrétiens ou
catholiques (zombies ou non), des blancs, des juifs et des philosémites, des
laïcards, du charlisme. Et la frontière qui sépare ces deux camps est aussi
imperméable qu’odieuse : elle est inscrite dans la couleur des peaux.
Le réel résiste à cette bicatégorisation, bien heureusement. Mais du fond
de leurs confortables salons, ils lancent des anathèmes à qui n’est pas
impeccablement aligné sur leur ligne, et l’on se rend compte avec effroi,
souvent, qu’ils n’ont aucune idée de ce dont ils parlent (en particulier de
l’islam et ses multiples courants, des multiples cultures des personnes issues
de l’immigration, des pays et des quartiers transformés par le développement du
salafisme), et que leur ignorance est consternante pour des gens qui sont
parfois chercheurs, écrivains, enseignants à l’université. Apparaît alors, au
détour d’une insulte en « phobe » dont ils sont devenus les champions
ou d’un « post » sur leurs réseaux sociaux, que les gens qu’ils
défendent bec et ongle ne sont qu’un objet qu’ils ne connaissent pas mais qui
leur sert de posture. Alors quand cet objet vient tuer aveuglément dans leur
quartier, quand ils comprennent qu’ils en sont aussi la cible, bien-sûr qu’ils
sont dans le mur, bien sûr qu’ils ne décodent pas. Alors s’ils se sentent
aujourd’hui dans une impasse, c’est vraiment une bonne nouvelle.
Dans la même semaine, Judith Butler se demande « qui devient
maintenant une droite acceptable dès lors que Le Pen devient
« le centre » », Larbi El-Roumi affirme que « la gauche du PS et
des Verts, en votant l’état d’exception, sa prolongation et son futur
renforcement, a manifesté le lien […] qui existe entre elle et la
droite », et Pierre Tevanian qualifie Abdennour Bidar de « marchand
de fascisme à visage spirituel » » (quels mots utilisera-t-il pour
désigner Abou Bakr al-Baghdadi ?). Si l’extrême droite est au centre,
si la gauche de la gauche est à droite et si Abdennour Bidar est un fasciste,
qui est à gauche ? Eux, bien-sûr, ainsi que le Hamas et le Hezbollah
selon Butler, mais qui d’autre ? Le P.I.R. de Houria Bouteldja ?
Tariq Ramadan ? Et Judith Butler s’est-elle demandé ce qu’elle
deviendrait, en tant qu’états-unienne, femme, juive, lesbienne, autrice
de Trouble dans le genre,
et tout simplement en tant que philosophe critique si cette gauche-là arrivait
au pouvoir ?
Une réunion de voisins samedi matin dans le quartier Reunion-Saint
Blaise dans le XXème a été éclairante. Une fois que nous avons pu nous libérer
des deux personnes qui déversaient ces discours, ces mots que nous connaissons
jusqu’à la nausée, agitant pétitions et anathèmes sans discontinuer, nous avons
enfin pu parler autour d’un thé avec, entre autres, une voisine, Fatiha,
quarante ans, française, musulmane, voilée. Au bout d’un moment elle nous
confie : « moi,
ces gens qui sont toujours en train de s’occuper des Arabes et des Noirs [geste
du menton pour désigner un des organisateurs], je
mets un bémol, un gros bémol. Ce sont des schizophrènes. En plus ils nous
mettent dans le même sac que des terroristes ». S’en est suivi un long regard entre
nous qui faisait une fois de plus exploser leurs catégories.
On pourrait croire que ce groupe d’amis au fond pas très nombreux, inconnu du
grand public, n’a aucune influence. C’est malheureusement faux. Dès mardi, France
Inter évoquait le
texte de Judith Butler publié la veille durant l’interview de Virginie
Despentes, puis Libération et L’Obs entre autres se chargeaient de le
relayer. L’activisme que certains ont développé depuis janvier 2015 sur les
réseaux sociaux, n’hésitant pas à falsifier des documents, à tordre le sens des
mots selon les bonnes vieilles méthodes de l’extrême droite, cautionnant même
de leur statut d’universitaire des soupçons de complot, a eu plusieurs
conséquences.
Il a servi à alimenter, à justifier des ressentiments encore plus exacerbés
chez des concitoyens qu’ils nomment « racisés », dont on ressent les
effets non seulement sur les réseaux sociaux, mais également dans la rue depuis
janvier, dans les quartiers où nous vivons et ailleurs. Cet activisme a
également muselé la parole de tous ceux qui, à gauche, disent depuis des années
que l’islamisme radical est une bombe à retardement à la puissance
grandissante. Les mères de famille des banlieues n’ont pas été entendues, les
Maghrébins vivant ou non en France, intellectuels, artistes, étudiants,
activistes qui tirent cette sonnette d’alarme sont traités de traîtres ou de
larbins, et les autres, comme nous, de racistes et d’islamophobes, si bien que
certains ont progressivement migré vers la droite pour être enfin entendus.
Nous restons à gauche même si nous perdons des amis, même si c’est plus
qu’inconfortable. Nos valeurs ne se négocient pas sur l’autel de leur
aveuglement et de leur collaboration passive à un projet politique qui nous
révulse. Leur posture est devenue une imposture intellectuelle parfaitement en
phase avec une propagande que nous dénonçons et dont la stratégie est
« d’approfondir les failles dans les sociétés occidentales entre les
populations d’origine musulmane et les autres, taxées d’islamophobie, pour
créer à terme des situations de guerre civile selon la logique
« provocation – répression – solidarité » » (Malek Boutih, Génération
radicale, 2015,
p.33).
Où est Judith Butler aujourd’hui ? Où sont ses amis ? Dans quel pays
merveilleux ont-ils décidé de vivre ? Nous espérons qu’ils lisent la
presse et se rendent compte qu’une semaine après les tueries de Paris, les
citoyens de ce pays sont descendus dans la rue, en Province, à Paris, qu’ils
marchent, de Bastille à République, pour accueillir les migrants, pour
contester l’état d’urgence, pour se manifester lors des débats de la COP 21.
Nous espérons qu’ils savent que nous nous réunissons dans les quartiers de
forte mixité sociale pour être ensemble, qu’ils entendent ces jeunes qui disent
leur ras-le-bol sur les réseaux sociaux. Nous espérons qu’ils lisent les
lettres des amis et familles des victimes qui refusent de répondre par la haine
et la colère à la violence qui vient de bouleverser leurs vies.
Judith, vous semblez ne pas réaliser que vous jouez avec des allumettes au cœur
d’une forêt déshydratée. Et vous créez un écran de fumée qui cache tout un pan
de la réalité de ce pays que vous semblez si mal connaître. Vous ne voyez pas
les mobilisations sur le terrain de dizaines de milliers de militants,
d’activistes pour l’accueil, la coopération, les échanges, au niveau
international et local. Vous ne voyez pas tous ces gens d’origines, cultures et
opinions diverses qui travaillent, militent, vivent ensemble – la liste des
tués est éloquente et parle de cette mixité sur laquelle les assassins ont
tiré. Vous ne voyez pas tous ces enfants nés de tous ces couples mixtes dont
Houria Bouteldja regrette l’existence[xx].
Bien sûr qu’il y a des groupuscules racistes, bien sûr qu’il y a une partie de
la population qui craint l’arrivée de migrants, bien sûr que la politique
étrangère de la France est hautement critiquable. Mais caricaturer le Front
National pour dire : « voilà ce qu’est la France » nous pose un gros
problème. Nous ne sommes pas nationalistes, nous n’exprimons ici aucune
« fierté » de notre pays, aucun patriotisme, et nous restons
vigilantes quant à l’évolution du droit et des libertés dont l’État doit rester
garant. Nous exprimons juste le désir de continuer à vivre ensemble. Nous
espérons aujourd’hui qu’une fois acculés dans l’impasse que vous évoquez,
Judith, peut-être celle qui longe le Bataclan, nos anciens amis ouvriront enfin
les yeux, et vous avec. Alors, c’est avec grand plaisir que nous vous
rejoindrons pour prendre un verre en terrasse.
Marie
Docher et Odile Fillod
——–
[i] Nous
corrigeons ici la version française parue dans Libération afin de rendre compte avec davantage
de précision du contenu du texte original et de corriger plusieurs distorsions
notables. Tous les termes entre guillemets le sont dans le texte d’origine
(comme si Judith Butler citait des propos entendus ou lus par elle). Ceux en
italiques sont en français dans le texte d’origine.
[ii] Acronyme
pour Etat Islamique en Irak et au Levant, équivalent de ISIL utilisé par
Butler.
[iii] Juste
avant ce passage, elle évoque « les débats qui ont eu lieu à la télévision
publique immédiatement après les événements », et son texte est sous-titré
« Letter from Judith Butler, Paris, Saturday 14th November ».
[v] Cf Le
Coran, trad. Jean Grosjean, 1979 [trad. approuvée par l’Institut de
Recherches Islamiques d’Al-Azhar], Ed. Philippe Lebeaud/Seuil coll. Points,
p.117, sourate 9, versets 49 à 54 : « […]. Et la géhenne cerne les incroyants. Si tu as un succès, ils ont
de la peine. Si tu as un revers, ils disent : Nous nous étions prémunis.
Et ils se détournent et se réjouissent. Dis : Nous n’aurons que ce que
Dieu a écrit pour nous. Il est notre maître. Que les incroyants se fient à
Dieu. Dis : Que pouvez-vous attendre pour nous sauf l’un des deux beaux
destins ? [i.e.
la victoire ou le martyre, selon NdT p.369] Et nous attendons pour vous que
Dieu vous frappe de tourment lui-même ou par nos mains. Alors attendez, nous
attendons aussi. Dis : Dépensez bon gré mal gré, rien n’est accepté de
vous car vous
êtes des pervers.
Ce qui empêche leurs dépenses d’être acceptées c’est qu’ils ne croient pas en
Dieu ni en son messager […] ». Autres exemples de passages
dans lesquels on trouve le qualificatif « pervers » appliqué aux
incroyants : sourate 3, p.47 (op. cit.) s’adressant à « vous qui croyez » : « Vous êtes la meilleure nation
qu’il y ait chez les hommes : Vous ordonnez le bien, vous interdisez le
mal et vous croyez en Dieu. Si ceux qui ont le livre croyaient, cela vaudrait
mieux pour eux. Certains croient, mais la plupart sont pervers. Ils ne vous nuiront guère.
S’ils vous attaquent, ils tourneront le dos et seront sans recours. »
(v. 110 et 111) ; sourate 3, p.45-46 (op. cit.) : « Dieu a fait un pacte avec les
prophètes : Quand je vous envoie une part de livre et de sagesse, si un
messager vient vous confirmer ce que vous savez, croyez en lui, portez-lui
secours. […] Ceux qui tournent alors le dos sont des pervers. » ;
sourate 5, p.74-75 (op. cit.) : « Ceux
qui ne jugent pas par la révélation de Dieu sont coupables. Nous leur avons
donné Jésus fils de Marie pour confirmer la Thora antérieure. Nous lui avons
donné l’Evangile qui guide et qui éclaire pour confirmer la Thora antérieure,
pour guider et exhorter les fidèles. Ceux qui ont l’Evangile, qu’ils jugent par
la révélation de Dieu. Ceux qui ne jugent pas par ce que Dieu y a révélé sont pervers. […] Vous qui croyez, ne
prenez pas de juifs et de chrétiens pour amis. […] Ils [les croyants]
combattront dans le sentier de Dieu et ne craindront le blâme de personne.
[…] Vous n’avez d’amis que Dieu, que son apôtre, que ceux qui croient, qui
font la prière, qui donnent de nos dons et qui s’inclinent. Quiconque prend
pour amis Dieu, son apôtre et les croyants… C’est le parti de Dieu, ce sont les
vainqueurs. Vous qui croyez, ne prenez pas pour amis ceux qui se moquent et
s’amusent de votre religion, qu’ils aient le livre antérieur ou soient des
incroyants. » ; sourate 6, p.84 : « Nous n’envoyons d’envoyés que
pour annoncer et avertir. Quiconque croit et s’amende n’aura plus ni crainte ni
tristesse. Mais ceux qui nient nos signes,
le tourment les atteindra parce qu’ils ont été pervers. » ;
sourate 24 (v.55), p.208 : « Et
ceux qui alors ne croiront pas sont des pervers » ;
sourate 59 (v.19), p.320 : « Ne
soyez pas de ceux qui oublient Dieu car il les fait s’oublier eux-mêmes. Ce sont
les pervers. » ;
sourate 32, p.242 : « Est-ce
que le croyant seraient comme le pervers ? Non, ils ne sont pas
égaux. Les croyants dont l’œuvre est fidèle logeront dans les jardins du refuge
pour salaire de leurs actes. Mais le refuge des pervers sera le feu. […] Quoi de
plus coupable, une fois averti par les signes de son Seigneur, que de s’en
détourner ? »
[vi] Par
exemple sur l’incompatibilité du principe d’égalité des droits entre
femmes et hommes avec une lecture littérale des textes religieux, cf Le
Coran, (op. cit.), p. 57-58 (sourate 4, verset 34) : « Les hommes ont autorité sur les
femmes à cause des préférences de Dieu et à cause des dépenses des hommes.
Les vertueuses sont dociles […] Celles dont vous craignez la désobéissance,
exhortez-les, reléguez-les dans leurs chambres, frappez-les, mais si elles vous
écoutent ne les querellez plus ».
Comme le fait le traducteur (p. 368), ce passage peut être comparé à saint Paul
dans 1ère Corinthiens
XI, 3-10 : « L’homme est le chef de la femme ». Voir aussi cette
petite page d’humour : https://blogs.mediapart.fr/edition/laicite/article/030412/bien-se-conduire-grace-au-levitique.
[vii] Voir
http:// lemonde.fr/international/article/2014/02/15/intervention-en-syrie-comment-les-americains-ont-lache-les-francais-3-3_4367078_3210.html.
[viii] Pour
une analyse de cette prise de position par Judith Butler entre autres, voir
Michael Walzer, mai 2015, « Cette gauche qui n’ose pas critiquer
l’islam », Le Monde.
[x] “They
[France] want to keep « Daesh » as a term, so it is an Arabic word that
does not enter into French ».
[xii] Utiliser
un acronyme pour désigner l’EI, ce qui n’est pas conforme à l’arabe classique
auquel ses membres sont attachés, est considéré par eux comme péjoratif. Cet
acronyme est d’autant plus gênant pour eux que le « a »,
correspondant à la translitération de la lettre alif par laquelle débute le mot
« islamique » en arabe, ne rend pas compte du son « i » et
fait ainsi disparaître symboliquement la référence à cet adjectif. Par
ailleurs, si on remplace le son « ch » par un « s », cet
acronyme peut également faire penser à des mots arabes qui ont des connotations
péjoratives (mais ils ont une racine différente, et le mot « daesh »
n’existe pas en arabe). Employer ce terme revient donc bien à se positionner
politiquement contre l’EI, mais on ne voit pas en quoi il serait choquant que
le ministre des affaires étrangères française adopte cette position. Pour plus
de détails et notamment sur la désinformations spécifiques aux média
anglophones à ce sujet, voir https://www.freewordcentre.com/blog/2015/02/daesh-isis-media-alice-guthrie/.
[xiii] Sarkozy
a quant à lui plaidé pour l’assignation à résidence et/ou la mise en place de
bracelets électroniques pour les personnes avec fiche « S ». Au vu du
déferlement d’avis défavorables venus de toutes parts, il semble hautement
improbable que cette mesure parfaitement idiote soit mise en place. Qu’Hollande
ait annoncé saisir le Conseil d’Etat pour avis à ce sujet (et non pour avis sur
la proposition de Wauquiez), afin sans doute de donner lui aussi des gages
d’ « unité nationale » en se montrant « à l’écoute »
des propositions de Sarkozy, ne signifie pas qu’il ait l’intention de la mettre
en place, et encore moins qu’il la juge pertinente.
[xv] Cf
Marius Loris, 21 nov 2015, « Voter l’état d’urgence, c’est légaliser
l’arbitraire », http://www.vacarme.org/article2823.html (accédé le 23 nov 2015) :
« Certains députés ayant connu le régime de Vichy […] rappellent que
l’assignation à résidence ouvre la voie à la création de camps […] Les
similitudes avec la situation actuelle ont de quoi faire frémir. En continuité
totale avec la guerre d’indépendance algérienne, l’idée a été soulevée dès
samedi 14 novembre 2015 par Laurent Wauquiez, Nicolas Sarkozy et Marine le
Pen, proposant de créer des camps d’internement pour les citoyens français ayant
une fiche S. Un projet qui n’a pour l’instant pas été enterré par François
Hollande et Manuel Valls, mais soumis au Conseil d’Etat. […] Oui, l’état
d’urgence est bien la marque de la répression arbitraire et de l’instauration
d’un régime sécuritaire. Il ouvre la porte à des violences racistes aggravées,
la possibilité de créer des camps d’internement, sans prémunir les populations
du danger de nouveaux attentats. »