Le chirurgien et le guérisseur
Nous n’aurions jamais dû nous rencontrer.
Lui – le chirurgien – et moi – l’hypocondriaque – étions pourtant ejusdem
farinae à propos d’un certain ésotérisme. Nous ne fréquentions pas les mêmes
sphères. Il avait déjà gravi quelques degrés sur l’échelle de Jacob tandis que
je demeurai, comme un frère ignorantin, dans l’obscurité en flirtant
constamment avec l’hérésie.
On me reprochait une certaine étroitesse
d’esprit. C’était assez bien vu. Comme dans cette société on aime à éclairer
son prochain et ne le jamais considérer comme définitivement perdu, on se mit
en tête de m’aider. C’est ainsi que je me vis suggérer de travailler sur
moi-même pour présenter un sujet en conférence. Afin de racheter ma
désobligeance, je devais disserter sur la tolérance.
Hélas, n’est pas John Locke qui veut…
La période était difficile. Mon épouse se
relevait péniblement d’un long cauchemar baptisé pneumonie quand mon appareil
urinaire se rappela à mon bon souvenir avec le diable en personne, une colique
néphrétique !
Cependant, sans tarder je me mis à rédiger
un discours. La convalescence de ma tendre moitié et les séquelles de la
maladie lithiasique provoquèrent une incontinence scripturale encore alimentée
par une imagination exubérante.
Des réminiscences de charmantes – et
lascives – danseuses andalouses, le souvenir des labyrinthes étoilés
d’arabesques féeriques de l’Alhambra se mêlèrent, dans ma tête enfiévrée, à
d’autres images. Celles, surtout, des macaques de Barbarie rencontrés naguère à
Gibraltar et à l’est d’Alger où ils m’avaient toujours bien accueilli et traité
fraternellement.
Empruntant un peu à Voltaire, davantage à La
Fontaine (1), j’élaborai avec force enthousiasme une société philosophique,
république de tolérance dans une Grenade retournée au Croissant sous la
conduite très éclairée de la gent simiesque. Je convoquai aussi l’immense
Cervantes (2) pour cette grande vadrouille insolente et excentrique au sein
d’un émirat andalou dirigé par un aréopage de singes savants. Je décrivais
outrageusement des babouins, des gorilles et autres bonobos enturbannés,
faisant leurs dévotions cinq fois par jour vers l’Orient et toujours pressés,
comme des lavements, d’aller rejoindre leurs guenons voluptueuses et
innombrables au terme d’agapes sardanapalesques où les liqueurs coulaient à
flot entre des ivrognes rivalisant de talent pour défendre les vertus de
l’indulgence.
Quand vint ma conférence, je pris place tel
Salomon sur son trône et discourus devant une salle comble et silencieuse sans
être interrompu une seule fois comme l’exigent les bons usages de notre
société. L’auditoire me regarda ébaubi tandis que mon texte décrivait un vizir
de mandrill courtisant une ravissante dame sapajou, plus loin un perroquet
répétant les aphorismes de Socrate devant de jeunes gibbons. Je poursuivais en
évoquant deux chimpanzés bachi-bouzouks invertis, maladroitement dissimulés
derrière un rosier pour s'adonner à leurs ébats, et surpris par la favorite du
sérail : une femelle orang-outang obèse aux poils teintés de henné, fagotée de
mousseline transparente et jaspillant de joie à la découverte des deux
sodomites.
Après moult péripéties je citais une pensée
cruelle du « Divin Marquis » : La tolérance est la vertu du faible. Cependant,
je laissais la conclusion à un vieux ouistiti, vêtu d’un bikini en peau de
banane, qui tournait en dérision la sentence sadique.
Ma conférence fut un triomphe. Toutefois, je
n’ai jamais réussi à me défaire de ce parfum de souffre qui me poursuit depuis
trente ans que je fréquente assidûment mon cercle cabalistique.
Le succès fut tel qu’on m’enjoignit de
réitérer ma prestation. Et c’est à l’issue de l’une ces nouvelles soirées que
je fis la connaissance du Docteur Henri-Claude B. spécialisé en chirurgie
générale. Un ami commun – Corse, avocat de son état et homme d’influence au
sein de notre société – nous présenta l’un à l’autre.
Au préalable, l’avocat avait tenu à me
prévenir sur l’état de santé du docteur. Il était atteint d’une leucémie
inguérissable et considérant que la médecine ne pouvait plus rien, plutôt que
de se soumettre à des traitements toujours pénibles et qu’ils considérait très
largement inefficaces, le malade refusait toute médication, vivant depuis
presque dix ans dans un inconfort physique permanent mais stable. Il avait
troqué le bistouri pour des activités de médecin conseil en accidentologie et
dommages corporels. Sa vie intellectuelle, bouillonnante, était entièrement
tournée vers nos recherches ésotériques. Lorsqu’il se sentait trop fatigué par
la maladie, il retournait, quelques jours, se reposer dans son Morvan natal.
Le destin est une chose curieuse et je ne
puis m’empêcher de penser que notre rencontre n’était peut-être pas fortuite.
En effet, ma formation d’arabisant le
passionnait, tandis que je demeurais ébloui par son maniement du scalpel et des
pinces d’endoscopie sous la lumière blanche et uniforme du scialytique.
Il m’interrogea presque immédiatement sur
l’islam qui l’inquiétait follement. Il le voyait s’étendre, en Europe, comme un
voile obscur de violence et de fanatisme. L’Occidental humaniste et le médecin
passionné par le mysticisme qu’il était, demeurait complètement interdit devant
la formidable intolérance de cette religion. Son caractère incurablement figé,
son invraisemblable hostilité à l’endroit de toute altérité, désespéraient le
scientifique qui n’ignorait pas, cependant, toute l’antique grandeur d’une
civilisation s’étendant jadis de l’Andalousie à l’Inde et qui contribua, pour
beaucoup au développement des arts et de diverses sciences.
Notre amitié naissante accompagna hélas le
11 septembre 2001 et, s’épanouit dans un contexte où il devint de plus en plus
évident que la coexistence pacifique avec l’islam, sur une terre de vieille
civilisation judéo-chrétienne, n’était qu’une chimère. Ma sincérité me fit
obligation de donner raison à son immense pessimisme.
Malgré mon manque caractérisé de tact, je
n’osais pas le questionner sur son état. C’est lui qui aborda le sujet en
m’invitant à son séminaire de spiritisme où il devait précisément parler de la
mort en tant que médecin se sachant condamné. C’est à cette occasion que je
découvris l’invraisemblable courage de l’homme et la profonde érudition du
chirurgien apparemment aussi familier des viscères que des arcanes
philosophiques.
Je me rendis plusieurs fois à son cercle.
Nous échangions fréquemment par missives ou au téléphone. Au retour de mes
congés portugais, je lui rapportais d’ordinaire une friandise brésilienne – de
la Goiabada – qu’il dégustait en fin gourmet.
Généralement très quiet, il m’appela un jour
en proie à une grande et heureuse agitation pour me conter l’étrange aventure
que voici.
Henri-Claude rentrait de Toulouse où il
avait rencontré d’autres membres de notre cénacle. Serrant la main d’un d’entre
eux, il se fit apostropher par un solide gaillard qui lui déclara tout de go :
‒ Toi mon ami, ton sang est pourri ! Je ne
puis te guérir mais je peux, quand même, faire quelque chose pour toi.
Alors, le Toulousain saisit le cancéreux
entre ses bras puissants. Et ce dernier, presque effrayé, de sentir tout son
corps flageolant, comme traversé par un fluide, mystérieux, chaud et
formidablement revigorant.
Pendant quinze jours, le médecin se sentit
un homme nouveau sans aucun effet du mal dont il souffrait depuis tant
d’années. Toute la vigueur de sa jeunesse lui revint. À la force physique se
joignit aussitôt une allégresse juvénile bien compréhensible.
Disciple d’Hippocrate et esprit rationnel,
il ne put jamais expliquer ce prodige défiant tout ce qu’il avait appris à la
Faculté. Simplement, il le constata, il l’attesta.
Hélas, comme l’avait honnêtement prévenu le
thaumaturge, les effets du miracle s’estompèrent au bout de deux semaines.
Mon camarade prit la chose avec philosophie
et se passionna pour le phénomène qu’il venait de vivre. Sa double formation en
médecine et hermétisme l’aida à faire trois pas au-delà de cette porte
entrouverte sur une autre réalité.
Je ne sais s’il effectua une enjambée de
côté dans sa recherche ésotérique mais si ce fut le cas, je suis certain que le
cinquième pas le remettrait dans le droit chemin.
Un jour j’appelai à son domicile. Sa femme
me répondit qu’il nous avait quitté à peine quelques jours auparavant.
Après avoir raccroché le téléphone, je
pleurai à chaudes larmes. Puis l’avouerai-je ? Je fus saisi de fureur contre
l’Éternel qui, sans prévenir, venait de rappeler à lui, un ami si cher à mon
cœur, le seul médecin qui, sans m’avoir jamais ausculté, m’avait tant apporté
sur le plan spirituel.
Depuis la disparition d’Henri-Claude B.,
j’ai compté plus de quatre lustres mais rien n’est venu estomper son souvenir
si fraternel.
Winston Belmonte (6 février 2024)
(1) Le fabuliste français (1621-1695) du
Grand siècle est resté sans égal, avec son extraordinaire bestiaire, dans sa
parodie de la société humaine. Cependant, La Planète de singes de Pierre Boulle
(1912-1994) m’inspira aussi pour « plancher » sur la tolérance.
(2) L’auteur castillan (1547-1616) du Siècle
d’or espagnol (Siglo de Oro), outre le célèbre Don Quichotte (El ingenioso
hidalgo don Quijote de la Mancha) est aussi l’auteur de Nouvelles exemplaires
(Novelas ejemplares) dans lesquelles figure notamment Le Colloque des chiens
(El coloquio de los perros). J’ai repris à cette histoire ses deux héros canins
– Scipion et Berganza – que j’ai transposés dans une Andalousie où règnent des
singes.